C'était l'heure du déjeuner à Dürmstrang. Les élèves s'étaient installés à table et avaient commencé à déjeuner sans que les professeurs ne les surveillent. Certains avaient remarqué l'absence du corps professoral, et s'étaient demandés ce qui avait pu motiver ce retrait des adultes. D'autres n'en avaient que faire. Pour votre information, il s'agissait d'une réunion de la plus haute importance qui avait poussé le corps pédagogique à ne pas assister au déjeuner de la journée.
Et une certaine personne profita de l'absence des grands pour passer une annonce en se levant sur sa chaise et en amplifiant sa voix par le verbe. Et ce qu'elle affirma suffit à jeter un froid sur la Grande Salle, puis provoqua des cris de rage et la crieuse publique fut jetée à terre par une furie brune.

***

Kirsten Vondr s'était levée du bon pied ce matin, pourtant. Et puis les circonstances l'avaient poussée à devenir une enragée. Elle avait passé une matinée assez paisible, assistant aux cours assise sur un coussin posé par terre. Les runes commençaient rentrer dans sa petite tête et elle retenait de mieux en mieux leurs significations simples et les plus subtiles. Elle se voyait déjà grande magicienne, à invoquer n'importe quoi grâce aux runes, ou à voler avec les corbeaux. Bref, des rêves de gamine, pour ainsi dire.

Elle était donc à table avec des camarades : eux parlaient beaucoup et fort, et elle écoutait simplement. Un débat sur le dernier cours auquel ils avaient assisté. L'après-midi devait être réservée à la pratique des sortilèges appris le matin même, et certains de ses camarades n'étaient pas d'accord sur ce qu'ils avaient entendu.

Et puis le silence se fit lorsqu'une voix fluette et nasillarde couvrit tous les autres éclats de rire. Svejana Drürsdottir réclamait le silence, elle avait une information importante à communiquer à l'ensemble des élèves présents dans la sale. Chacun se tut, se demandant ce qu'on allait bien pouvoir leur apprendre. Surtout que Svejana était une énorme commère et qu'elle n'avait rien de mieux à faire que de colporter des rumeurs sans fondement.

« Alors voilà, on sait de source sûre, que Joren Vondr et Kaja Heill vont se MARIER ! Même que c'est mon frère qui me l'a dit, et qu'il les a vus ensemble le lendemain de Jól, à la Rose de Fer, prendre une chambre. »

Le silence persiste. Effroi ? Consternation ? On sait pourtant très bien que les Heill et les Vondr ont très peu de points en communs, sont même parfois à couteaux tirés, et qu'une alliance matrimoniale serait la dernière des possibilités à envisager. Et voilà que Kirsten a bondi de sa place et sorti son bâton de magie de sous la table, le pointe vers cette écervelée de Svejana Drürsdottir et la projette du haut de sa chaise-piédestal. Et que, tout en faisant cela, elle se précipite sur ladite Svejana, lui saute dessus et plante son bâton de magie sous la gorge.

« Répète un peu, pour voir, sale sang-mêlée ! »

Les autres observent, et prennent les paris à partir du moment où Rosa Heill rejoint la scène. Alliance à venir ? Règlement de comptes entre les deux gamines insultées par cette rumeur absolument révoltante ? À voir…

Le lourd bourdonnement des bavardages incessants de ses très chers camarades exaspéraient la petite Rosa. Brouhaha. Elle fixait d'un œil aussi vide que son estomac la bouillie infâme, reine du fond de son assiette. L'absence de cuisiniers importait bien plus que celles des professeurs.
Durant une seconde, un morceau de viande se faufila entre deux bouts d'une même carotte. La jeune fille y enfonça la lame de son couteau.

Une pucelle aux longs cheveux blonds attira sur elle l'attention de la jeunesse sorcière, friande en scandales de toute sorte, en grimpant sur une chaise, au centre de la grande salle.

- Alors voilà, on sait de source sûre, que Joren Vondr et Kaja Heill vont se MARIER !

Rosa souleva un sourcil, intéressée.

Même que c'est mon frère qui me l'a dit, et qu'il les a vus ensemble le lendemain de Jól, à la Rose de Fer, prendre une chambre.

Les lèvres de la fille du jarl s'étirèrent. Authentique sourire. Ricanement discret.
Sa cousine, partageant la couche d'un Vondr ? Ça ne l'étonnait même pas. Les bâtons Vondr fascinaient, repoussaient. L'alcool aidant, Kaja avait simplement voulu se faire une idée de la chose. Mais un mariage était ridicule. Autant se marier avec un Ofugr, tant qu'à se couvrir de honte. Ou pire, un Järnsida. Elle leva les yeux et trouva Kris bien rapidement, à une dizaine de mètres. Elle afficha un air franchement méprisant avant de se reprendre. Une petite tête brune se leva d'un bond, à l'autre bout de la pièce, tendit une sorte de branche d'arbre vers l'idiote de service, et la projeta au sol. Pour finir par se jeter dessus, déchaînée.

- Répète un peu, pour voir, sale sang-mêlée !

Plusieurs étudiants commencèrent à se lever bruyamment pour former un cercle autour des adolescentes, dont Rosa qui joua des coudes pour se déplacer derrière Kristen. Non, décidément, elle ne voyait pas l'intérêt de se lier  à de tels énergumènes.
Quelques mots marmonnés tirèrent d'une main invisible le col de Kirsten, la faisant assez reculer pour que Rosa puisse s'approcher de la petite souris dont la langue était un peu trop pendue. Quelques cris d'encouragements - pour qui, bonne question - s'élevèrent.
Une flamme gelée se mit à danser dans l'iris de l'œil accusateur.

- Quel est le nom de ton frère ?

Délicatement, elle se baissa, faisant face à la petite créature. Elle afficha un sourire faussement innocent pour continuer.

- Je suis sûre que mon père, le jarl de Skuli, accordera une importance toute particulière aux yeux et à la langue d'un colporteur de rumeurs aussi fabuleuses.

Avec une délicatesse insoupçonnée, deux doigts s'emparèrent d'une mèche blonde qui sembla se liquéfier à leur contact, au même titre que le visage de l'insolente. Rosa sentit le souvenir douloureux d'une margygr étirer son abdomen.

- Ma cousine ne batifole pas avec des ivrognes constructeurs de barques. Surtout quand ils portent un nom de famille aussi ridicule que celui des Vondr.

Kaja Heill ne roucoule qu'en présence de ses deux chiens de garde. It is known.

Un sortilège force Kirsten à s'écarter de la petite dinde. Comme si on lui mettait la main au collet, et qu'on la soulevait de terre. Penchée sur sa proie, le bâton de magie sous sa gorge, la gamine est prête à tout. L'intervention de la fille Heill est arrivée à point, sa fourberie dépasse la fureur assassine de Kirsten. Sauf que les événements ne se déroulent pas comme ils devraient. C'est-à-dire que la petite dernière des Vondr, qui voit la Heill comme une potentielle alliée, se rend compte de la vilenie de cette famille dont on lui a toujours dit le plus grand mal. Estomaquée, elle exhale un hoquet surpris. Comment ? On insulte les Vondr ? On insulte sa famille ? On ose ?

La fureur de Kirsten change de cible, et le bâton de magie est pointé sur l'impudente Rosa, qui n'a rien trouvé de mieux que de cracher sur le clan du Noregr. Elle va payer. Elle va payer le double-affront. Surtout qu'elle n'insulte pas n'importe quel Vondr. L'oncle de la gamine, individu sacro-saint dans le panthéon de l'enfant : celui qui fait figure de père dans un environnement chaviré, celui qui l'a reconnue et a accepté de lui donner leur nom, celui qui lui a appris maintes et maintes choses, et qui la garde quand sa mère doit s'absenter pour des ventes en été. Joren Vondr, soit l'idole de sa nièce, sans doute la personne dont elle ne questionnera jamais le jugement. Ja-mais.

L'idée que son tonton puisse batifoler avec une Heill est douloureuse. Mais qu'en plus, il se fasse traiter d'ivrogne par une pimbêche qui prend tout le monde de haut parce que son père est Jarl de Skuli, ça dépasse l'adolescente. Choquée, voulant restaurer l'honneur des siens, la voilà qui brandit son bâton vers l'inconsciente Rosa Heill. Qu'importent les conséquences. Tant pis pour la punition. Elle a choisi de punir celle qui se prend pour une lögsögumad. Aidée de son fidèle compagnon, elle lance un sort malhabile, mais néanmoins parfaitement visé. « VOLE ! , hurle-t-elle d'une voix assurée. »
Son but ? Faire valdinguer l'écœurante demoiselle à l'autre bout de la Grande Salle. Rien que ça. Mais l'enfant a pris le trésor sans voir le draugr : là où elle maîtrise le verbe et vise sans aucune faille, son adversaire est aussi retorse qu'elle. La partie s'avoue compromise, ou déréglée en tout cas.