Il sentit enfin naître dans ses épaules la fatigue de la journée. Ils étaient partis plus tard que d’ordinaire, après avoir vainement tenté de convaincre Esben d’abandonner la chasse à la créature magique. Le plaidoyer de Sejer n’avait pas tenu longtemps ; il avait rapidement ronchonné -parce que leur trio était inséparable- puis il avait dit à Kaja de lâcher le morceau, comme pour enfoncer le couteau. De telles chances ne se présentaient que rarement. Lui et Kaja, seul à seul, une journée complète ; dans ces conditions, le blondinet pouvait bien aller chasser le dragon au fin fond du Sviar, et même y laisser la peau. Ils le pleureraient peut-être une semaine, et se consoleraient ensuite joyeusement en consommant leur mariage fraîchement célébré. Rongé par l’obsession, il avait été jusqu’à imaginer à quoi ressembleraient leurs bambins. Entre deux coups d’oeil entre les troncs serrés de la forêt, il adressa un regard au dos de Kaja, remonta le long de sa colonne et s’arrêta sur sa chevelure sombre. Quelques rouquins pour une majorité de petits bruns : comme pour tout le reste, les gênes de la Heill domineraient sur les siens. Il s’en foutait comme de son premier lapereau -elle pouvait même avoir son favori, et laisser de côté les autres frères et soeurs ; à ce stade, il serait le viking le plus heureux du monde. Les laissés pour compte, il s’en chargerait. Après tout, il était le plus habilité à écouter, comprendre, et compatir à leur cause.

Malgré le poids de la lassitude, ils se fondaient dans le silence des bois. Kaja menait la marche, Sejer suivait avec Kvar entre les mains. Depuis une heure, ils traquaient le renne qu’ils avaient aperçu un peu plus tôt dans la journée. C’était lui qui avait insisté, plus désireux de prolonger avec elle ce tête-à-tête que de mettre la main sur ce gibier de choix -ils avaient déjà pris quelques lièvres dans l’après-midi. « Tu vas te contenter de cinq prises ? », lui avait-il dit d’un air de défi -le seul auquel il savait qu’elle ne pourrait pas résister. Chaque seconde de plus en compagnie de la Heill était une seconde de gagnée sur Esben ; c’était ce qu’il se répétait inconsciemment depuis qu’il voyait le soleil décliner lentement, mais sûrement, redoutant le moment où devrait s’interrompre leur escapade. Il avait peut-être volontairement été moins discret que d’habitude, afin de prévenir la bête de leur arrivée et ainsi repousser l’échéance. Il avait peut-être aussi délibérément retardé leur départ, afin de rester avec elle jusqu’à la nuit. Car la nuit sortaient les loups, et il se disait qu’avec un peu de chance, il pourrait briller auprès de Kaja en la défendant de ce qui était chez elle source de terreur. Il se voyait déjà pourfendre les bestioles une à une, la chasseuse pressée contre son torse et admirant son ardeur au combat ; une vision qui le séduisait d’autant plus qu’il la savait erronée car Kaja n’avait rien de la pucelle accrochée aux chausses d’un prince charmant. « A ce rythme, on pas rentrés avant Jól. Si ça devient trop dur pour toi, je passe devant. », souffla-t-il en la rattrapant, forçant l’allure pour lui faire comprendre qu’il la trouvait trop lente, une expression sérieuse flanquée au visage. Pas la présence parasite d’Esben pour se joindre à lui et tirer tous les bénéfices de sa plaisanterie. Il était seul. Seul avec Kaja. Kaja et le renne.

Sejer stoppa sa marche et par réflexe, retint son souffle. Il était là, au coeur du bois, tout juste protégé par les épais conifères qui les entouraient. Sans troubler le silence, Utanlands se tapit derrière les fourrés, banda son arc en fermant un oeil, et bloqua sa respiration. S’il atteignait la bête, il écoperait du respect de Kaja. S’il la manquait, il aurait l’excuse de pousser leur chasse jusqu’à la nuit. La nuit, dans la forêt, avec Kaja. Chercher du bois pour faire un feu, et se serrer contre elle pour lutter contre le froid. Il s’humecta les lèvres sans bouger d’un pouce. S’ils rentraient, Esben les attendrait au village, et tout repartirait comme avant. Lui et Kaja en train de dépecer le renne, le sourire fiché aux lèvres devant leur chasse fructueuse. Lui et Kaja. La flèche fila comme l’éclair. Il redressa la tête pour constater du résultat.

Que Thor foudroie ce crétin de Brandr.
Parti chasser avec sa famille ! Comme si les occupations des Järnsida pouvaient vraiment être plus intéressantes que toutes celles qu'ils pouvaient avoir. Apparemment que Nels avait invité son lointain cousin à venir débarrasser les montagnes de quelques trolls, avant que vetr s'installe et qu'ils se gèlent carrément les couilles. Et évidemment qu'il avait dit oui, ce couillon ! L'appel de la bestiole magique était trop fort et Sejer avait eu beau insister et Kaja le harceler, jusqu'à presque se mettre en colère, le blond était parti. Parti en les laissant seuls. Son humeur, déjà en permanence peu amène, en avait été sévèrement entachée et chacune de ses prises avait été faite avec rage. Pour expier cette amertume. Et lorsqu'ils avaient repérés les traces du renne, elle avait enfin vu quelque chose comme une éclaircie dans son humeur orageuse – quelque chose qui s'était fait sentir dans son attitude envers Sejer. Accepter son défi avait été naturel et quand il lui adressa la parole, pour une des rares fois de la journée, elle lui retourna son commentaire sur un ton moqueur, mais non agressif : « Rêve toujours. »
Elle était toujours devant. Parce qu'elle dirigeait. Et ça n'allait pas changer de sitôt.
Sejer s'arrêta brusquement. Elle l'entendit et dans un mouvement symétrique, s'arrêta également. Lui dans les fourrés, elle derrière un arbre, juste un peu plus loin. L'animal était là, paisible. Ils respiraient à peine, presque pas. Sa main tenait Gīta fermement. Elle était prête. Kaja tourna doucement la tête pour regarder son camarade, qui se concentrait sur l'animal à abattre. Il allait l'avoir. C'était certain. Sejer ne ratait jamais sa cible. Ses maladresses du jour, comme tout le boucan qu'il avait foutu en chemin, pouvaient facilement être effacées par cette prise. Un renne. Une viande riche, goûteuse sous la dent, même si dure. La fourrure d'été était moins chaude que celle d'hiver, mais plus fine. Oui, elle avait confiance qu'il allait réussir – et la déconvenue n'en fut alors que plus grande alors que la flèche frôlait la tête du renne sans la toucher. L'animal leva la tête et les repéra, puis détala à toutes pattes.

« Non ! »

Elle flanqua un coup de poing sur l'épaule du Utanlands, avant de s'élancer derrière le renne. Malheureusement, aussi vive était-elle, elle ne pouvait atteindre la même vitesse. Pas dans cette damnée forêt, alors qu'ils se rapprochaient du territoire des loups géants et non plus des clairières paisibles où les oiseaux gras et les lièvres paresseux vivaient. Un coup de poignet vers un arbre, qui se cassa net en deux sous l'effet du sort imprononcé dont il fût victime et vint s'écraser devant l'animal, qui sauta par-dessus lestement. Que pour s'enfoncer encore plus dans la forêt noire, dans le soir qui devenait nuit. Kaja ralenti le pas, jusqu'à s'arrêter devant l'arbre coupé en deux. Elle poussa un cri de rage et planta sa dague dans l'arbre au sol, avant de se retourner vers l'homme qui la suivait pour le pousser au torse. « Tu l'as raté ! Elle n'en revenait toujours pas. Mais comment t'as fait pour le rater ? Il n'était pas assez gros, peut-être, pas assez immobile ? Esben était pas là pour te tenir la flèche ? Une inspiration. Qu'est-ce qui te prend, aujourd'hui ? » La Heill reprit la dague, la rangea dans son étui et s'assit sur le tronc d'arbre, une moue boudeuse sur ses lèvres pleines. « On peut quand même pas le chasser cette nuit. On n'y voit pas plus loin que dans le cul de Höd, ici. » Et il y avait les loups. Elle n'avait jamais rien dit au sujet des loups, mais les garçons avaient tout de même deviné. Elle savait mentir, mais pour cette peur profonde, viscérale, elle ne savait pas. Aller plus loin dans la forêt était risqué et Kaja ne voulait pas le faire, surtout de nuit. Elle ouvrit la paume de sa main, souffla un Ken qui fit s'allumer une flamme au creux de sa main, illuminant son visage bronzé par l'été, recouvert de taches de rousseur.« Et je veux pas qu'on revienne au village sans ce foutu renne. Esben va y être avec sa tête de troll des montagnes et nous on n'aura rien. » Tout de même des lièvres, mais ce n'était pas un renne. Ses yeux noirs se plongèrent dans la flamme qui brûlait entre ses doigts, avant qu'elle la fasse s'évaporer en referment sa main. Pour combler toutes ses attentes, ils allaient devoir dormir ici et attendre le lendemain matin. Ça ne lui tentait pas. Pas du tout.

Il ouvrit son œil clos pour constater le massacre. Sa flèche s’était fichée dans un arbre près du renne, le renne qui, après un regard vers eux, avait bondi pour mieux détaler. Comme s’il avait prévu tout ce qui allait suivre, Sejer ne broncha pas au coup dans l’épaule et se contenta, durant une seconde, de regarder Kaja se lancer à la poursuite de l’animal. Il acceptait le coup autant qu’il accepterait les nombreuses conséquences de sa maladresse, car sur ses lèvres où pesaient habituellement toute sa mauvaise humeur et sa colère, une ombre de sourire venait de se dessiner. Fier de lui, le Utanlands. Elle allait sûrement le molester et le maudire sur cinq générations, parce qu’il avait fait la bêtise de rater leur proie de choix, mais il savait qu’elle serait trop fière pour rebrousser chemin avec quelques lièvres dans leurs besaces. Il avait gagné. Il avait gagné une nuit tout frais payés en plein cœur de la forêt, en tête-à-tête avec Kaja ; le cœur en fête, il s’élança à sa suite.

Avant même de rattraper la Heill, Sejer avait su ce qu’il allait lui trouver sur le visage. Une expression rageuse mâtinée de déception, et peut-être une touche de désespoir à l’idée d’abandonner la bête (peu probable) ou de passer la nuit près de la forêt aux loups (ce qui lui ressemblait un peu plus). Alors qu’il la rejoignait, il se prit une violente poussée dans le torse, et reprit son équilibre avant de glisser sur l’épaisse couche de feuilles terreuses. Ses traits avaient exactement l’agencement qu’il leur avait imaginé ; il affronta la réprimande en silence, ses yeux fichés dans les siens. Lorsqu’elle était en colère, l’ébène de son regard brillait d’une lueur de cuivre, une lueur destructrice qui lui asséchait la gorge et lui rabotait le souffle ; c’était ce regard qui avait contribué à la lente chute de Sejer, des années auparavant. Quiconque rencontrait ces yeux ne pouvaient qu’en rester meurtri d’amour.

C’était une série de questions qui n’attendaient pas de réponse. En dehors des provocations, Kaja leur en posait de toute façon rarement qui leur étaient adressées ; c’aurait été leur montrer qu’elle s’intéressait à leur sort, ou qu’elle s’en remettait à eux. D’aussi loin qu’il se rappelait, il n’avait jamais vu la chasseuse formuler le moindre doute. Parce que Kaja, c’était celle qui dirigeait, celle qui les menait à la baguette, celle qui ne dévoilait jamais ses failles, au point que, plus jeune, le Sejer sans expérience avait cru qu’elle en était dépourvue. Il alla récupérer sa flèche, qu’il délogea  du tronc d’un coup sec, et la remit dans son carquois. Du coin de l’œil, il observait la boudeuse. A la flamme du Ken, sa moue mécontente se paraissait des atours de l’été. Une véritable Indienne piquetée de taches de rousseur. Il approcha la chasseuse, retint un geste –il risquait de se faire empaler la main s’il l’effleurait seulement- et s’accroupit près du tronc d’arbre, abandonnant Kvar au sol. « On va lui faire payer son absence à cet abruti, il va regretter d’être allé courser le troll dans le Wends. », fit-il en rassemblant un tas de feuilles sèches, avant de relever le nez vers le visage incliné de Kaja.

Même dans l’obscurité grandissante, il reconnaissait avec aisance la courbe de son  nez, et l’ourlet de sa bouche. Il s’arracha à la vision digne de Walhalla et frotta ses mains pleines d’une terre sèche –il n’avait pas plu depuis longtemps. Il allait évoquer le plus gros renne de tous les temps, le renne le plus délicieux et aux bois les plus majestueux au monde, celui qu’il ramènerait à Esben avec des rictus supérieurs ; mais sa cervelle, imbibée de la fourberie qu’il côtoyait depuis douze ans, en décida autrement. « Un renne, c’est bien, mais on peut faire mieux. » Il releva les yeux des feuilles qui bruissèrent à nouveau dans une plainte de végétal ; les flammes qui s’y étaient embrasées lui donnaient une lueur un peu folle dans le regard. Un peu allumé, il l’était sans aucun doute. Il referma sa paume, et il ne lâcha pas des yeux, comme s’il fallait à tout prix la convaincre du plan qui se tissait lentement dans son crâne de moineau. « Leur territoire est à deux pas. Tu te souviens de la dernière fois où on en a ramené à Skuli ? Pas moi. », fit-il en jetant un coup d’œil en direction de la forêt qui, au fil des minutes, se faisait de plus en plus sombre. Il exagérait sûrement, mais il avait dans la tête une idée fixe qui nécessitait une propension à l’exagération –sans pour autant nommer l’objet de leur chasse. S’il y avait une chose pour laquelle il n’était pas dupe, c’était la peur monstrueuse qu’éprouvait Kaja envers les loups. « On a tout ce qu’il faut, à nous deux, on est capable d’en abattre un si on l’isole de la meute. » Son rythme cardiaque avait sensiblement augmenté, devant l’excitation de ce nouveau défi : un défi de crétin, mais tout était beau pour passer avec Kaja des moments mémorables. Pour frôler la mort, aussi. « Imagine la trogne d’Esben quand il nous verra arriver avec une peau de loup. » En se redressant, il eut un sourire qui, à la lumière dansante du feu de fortune, pouvait le faire passer pour un dément.

Kaja s'attendait à ce que Sejer soit d'accord avec elle. Comment pourrait-il en être autrement, de toute manière ? Des trois, elle était la seule qui savait réfléchir – ou plutôt, la seule qui daignait se servir de sa tête. Mais quand son camarade parla, c'était pour aborder une autre idée. Qu'elle suivit avec horreur, ses yeux sombres restant fixés sur lui. Elle le haïssait. Au centre de son corps brûlait un feu, une haine subite, brutale, mélangée à la peur qu'elle sentait croître. À la lueur du feu qui avait pris dans les feuilles sèches, le sourire de Sejer était terrifiant, tout comme son regard, et c'était bien ce qui l'effrayait le plus. Elle ne pouvait pas dire non. Elle était coincée et ce sale petit cancrelat le savait. Elle ne pouvait pas refuser d'aller chasser le loup géant, parce que c'était bien de ces bestioles affreuses qu'il parlait à demi mot, et ça la tuait. Le Utanlands prononça finalement le mot maudit – et une série de frissons coururent sur sa nuque, descendant le long de son dos. Son palpitant tambourinait à toute allure dans sa poitrine et ses poings se serrèrent, les ongles s'enfonçant dans ses paumes, pour se retenir de hurler de rage.

Les loups.

Raisonnablement, elle pouvait refuser. Lui dire que les loups géants ne s'éloignaient jamais beaucoup de leur meute et que même à deux, à la fin, le reste de leurs membres allaient seulement pouvoir constituer un corps, le loup ayant dévoré le reste. Le problème était qu'elle n'était pas raisonnable et que dans cette situation... non, elle ne pouvait rien dire. Kaja mordilla sa lèvre inférieure, prise dans ses réflexions, dans son dilemme, et sa main caressa la dague accrochée à sa hanche. La tête de loup gravée la rassura. Elle était une louve. Elle saurait s'en sortir. Et si le crétin d'Utanlands non... ce ne serait certainement pas son problème.

« Je te hais. » Elle l'avait sifflé entre ses dents en se relevant du sol, rajustant ses vêtements. Il voulait tuer un loup ? Très bien ! Ils iraient dans la forêt et quand il se ferait tuer par un loup, elle se ferait un plaisir de ramener sa tête à lui à la civilisation en signe de sa folie. Pas plus compliqué que ça.
Kaja rajusta son sac sur son dos et vérifia que ses armes étaient bien à portée de main. Repoussa une mèche folle de devant ses yeux, resserra sa tresse aux reflets de cuivre. Pour garder une contenance. Ne pas tuer Sejer sur le champ, ne pas fuir devant l'ombre de la forêt, qui semblait devenir plus noire. Il y avait bien une raison, si personne n'avait ramené de loup géant mort depuis longtemps. Juste le nom le disait. Ha, Sigvard Utanlands n'avait pas eu de chance, il avait enfanté le plus grand Vif-Höd de toute la Scandinavie ! Vu les autres dégénérés qui portaient ce nom, ce n'était pas entièrement de sa faute, mais franchement, c'était presque triste.

Une idée. Dans sa tête à elle. Qu'avait-elle dit, plus tôt, au sujet de passer devant ? Qu'elle mènerait toujours ? C'était bien le moment d'inverser la tendance... et de ne pas être en tête quand le loup se jetterait sur eux pour les dévorer alors qu'ils seraient encore vivants. « Passe devant. J'ai pas l'intention d'être la première bouffée quand on traquera ce loup. » Une voix grave, rancunière, alors qu'elle s'écartait pour lui offrir la forêt et ses sombres profondeurs. Qu'il mène la danse, qu'il mène la chasse.

Il ne fallut que trois petites syllabes pour que son monde s’effondre. Lui qui avait senti son cœur se soulever d’allégresse à l’idée de passer la nuit à chasser la bête en compagnie de la Heill se prit un violent retour de bâton qui lui fissura le palpitant en deux. « Je te hais. » Elle lui avait craché son mépris au visage, acculée dans ses retranchements par une idée qui lui avait pourtant paru brillante ; il avait aussi cru s’être préparé à subir son courroux –car il la connaissait par cœur-, avant de pouvoir récolter les fruits de son impertinence, mais la chape de plomb qui lui écrasa subitement le torse prouva qu’il s’était surestimé. Deux choses en ce monde pouvaient l’atteindre en plein poitrail : son affiliation avec les Lokabrenna et tout ce qui en découlait, et la haine brûlante de Kaja. Celle-là même avec laquelle elle lui embrochait présentement le ventre, la mine furibonde, prête à donner sa tête en pâture aux loups géants. Animal blessé, Sejer se tut, se contentant de reprendre Kvar ainsi que son air maussade. Il se consolait en se disant qu’il avait réussi, que la fierté de sa camarade était plus forte que la terreur que provoquait chez elle les loups ; pour une fois, il était celui qui piégeait, grand vainqueur de ce premier round qu’elle ne manquerait pas de lui faire payer –il espérait seulement qu’elle ne le ferait pas en offrant son corps à un autre. Son corps à Esben. Cette simple pensée le fit pâlir. Et puis, au fond, il y avait cette volonté, espoir naïf, d’apaiser la peur viscérale de Kaja face aux bêtes. Se confronter à ses peurs pour mieux les vaincre.

« On reviendra tous les deux, avec une tête de loup géant. », insista-t-il en piétinant le feu fraîchement allumé, non sans un regard, pour lui mettre dans le crâne que ni lui ni elle ne laisserait sa peau dans une entreprise aussi périlleuse que la leur. Il avait confiance en ses capacités de chasseur, confiance en la ténacité de Kaja, confiance en cet amour aveugle qui lui brouillait les sens et le faisait prendre des décisions inconsidérées –à moins que ce ne fût son naturel un peu atteint, inconscient jusqu’au bout des ongles lorsqu’il s’agissait d’impressionner la chasseuse. Un jour, il se tuerait pour elle. Mais ce jour n’était pas encore arrivé, il le sentait au fond de ses tripes. Il devait le sentir au fond de ses tripes ; s’il commençait à craindre une issue funeste, ils y passeraient tous les deux sans aucun doute. Gratifiant d’un regard les yeux de braise, qui lui donnèrent à la fois le courage irraisonné d’affronter la forêt et l’envie d’aller se terrer au fond d’un trou, il dépassa la Heill pour prendre les devants, inversion des rôles qui lui insufflait au ventre un tumulte d’émotions vibrante. Il était à la tête de leur expédition –un honneur qui ne faisait que révéler le malaise de Kaja-, il devait donc emprunter un comportement de meneur. Ce comportement qu’il aurait eu si, dix ans plus tôt, il n’avait pas croisé la route de ce qui était aujourd’hui à la fois sa malédiction et son plus grand bonheur.

« Si je ne te connaissais pas comme je te connais… », fit-il en retirant une flèche de son carquois, jetant un coup d’œil derrière lui sans pour autant pouvoir accrocher le regard de la Heill, qui se trouvait dans la pénombre juste derrière lui. « … Je jurerais que tu crèves de trouille, Kaja Heill. » La corde de son arc se logea dans l’encoche de sa flèche avec aisance, alors qu’il abattait ces derniers mots ; la provocation avait pris racine dans les trois syllabes qui, d’un souffle, l’avaient envoyé au fin fond d’Hellheim, et, même s’il affectait un air impassible, allant toujours plus avant dans les bois, vers le territoire des loups, il savait qu’il allait la payer au prix fort. Et puisqu’il allait immanquablement en subir les conséquences de sa colère, il ne se gêna pas pour en rajouter une couche, revenant cette fois au chemin qui s’ouvrait devant eux ; il devait se sortir ce qu’il avait sur le cœur, déjà chargé d’années de frustration, mais son ironie nécessitait qu’il ne lui crachât pas tout en plein visage –et puis il craignait le revers qui l’attendait plus qu’il n’aurait voulu le lui dire. « Mais tu es la digne fille de ton père, tu ne recules devant rien. Surtout pas devant de simples louveteaux, ma Louve. », siffla-t-il en insistant volontairement que seul Lennart était habilité à lui donner. Ils n'auraient peut-être pas le temps d'atteindre le territoire des loups géants ; Utanlands mourrait étranglé bien avant.

Ils reviendraient tous les deux avec une tête de loup. Pour ce que ça lui faisait ! Il n'y avait bien qu'un Utanlands pour vouloir tuer une de ces créatures, un des avatars du mage dont ils seraient les descendants... à vrai dire, il n'y avait bien que Sejer. L'indigne du don, l'indigne de son nom. Kaja ne répondit rien, suivant obstinément son camarade, ne lui servant qu'un regard noir de haine. Noir de tout ce qui brûlait toujours en elle. Ses pieds s'enfonçaient dans les feuilles, sans emprunter la discrétion que les chasseurs suivaient habituellement. C'était à son tour de volontairement saboter leur avancée, avec une mauvaise foi bien voyante plutôt qu'un désir de prolonger tout cela. Si les loups les entendaient, ils allaient les éviter. Pas parce qu'ils les craignaient, ils n'étaient après tout que deux sorciers, et l'un des deux n'était pas le Odin de service, mais seulement pour éviter les confrontations.
Dans la tête de la Heill, laisser les loups en paix était bien la meilleure chose à faire.
La voix de Sejer s'éleva une nouvelle fois, faisant se hérisser ses cheveux sur sa nuque. Dans deux phrases qu'elle rêverait longtemps de lui faire ravaler, mais qu'elle ne souleva pas. Elle n'était pas du genre à s'abaisser à ça. Pas en ce moment, en tous cas, où chaque réponse pouvait prouver le point du chasseur. Parce que oui, elle était terrifiée, mais que jamais, ô grand jamais, elle ne le laisserait voir plus que nécessaire. Pas plus que cela.

La suite, par contre, ne passa pas du tout.

Kaja n'attendit pas une seconde – elle se jeta sur le dos de Sejer, l'expédiant au sol d'un balayage efficace des jambes pour ensuite le clouer au sol, assise à califourchon sur son torse, ses genoux immobilisant ses bras. Et surtout, la dague à nouveau sortie, la lame bien appuyée contre sa gorge. Elle était presque aussi grande que lui, et s'il était plus lourd qu'elle, même si elle compensait au niveau des seins, en ce moment, il n'était pas conseillé pour lui de bouger. De faire un mouvement. Parce que dans ses yeux, dans tout son visage fou de fureur, l'envie de lui trancher la gorge était vivante. « Qui t'a permis de m'appeler ainsi ? » Question crachée, alors que la lame entaillait légèrement la peau. Une question qui n'appelait pas de réponse. Elle avait été trop fière pour répliquer à sa première provocation – son silence méprisant valait bien mieux qu'une réponse qui ne ferait que trop plaisir à Sejer. Mais ça, il n'y était pas autorisé. Jamais. Jamais il n'avait eu le droit de l'appeler ainsi et jamais il ne l'aurait. La dague ne tremblait pas sur la gorge du Utanlands, alors qu'elle exhalait une colère qui ne la menait souvent que trop par le bout du nez. Et qu'il pouvait observer, dans toute sa splendeur, l'animal sauvage et enragé dont il était tombé amoureux. « La prochaine fois que tu oses m'appeler ainsi, Utanlands, ou même juste y penser, je t'arrache la gorge avec mes dents, et ensuite je me fais un collier avec tes tripes. »
Une menace? Que nenni, mes amis. C'était une promesse. Et l'homme étendu sous elle ne le savait que trop. Elle resta là encore quelques minutes, dans le silence de la forêt, laissant sa respiration s'apaiser. Elle retira finalement la dague et se releva, sans aider l'autre évidemment. Et marcha à dessein, sur sa main, tout en revenant à la posture debout. Le craquement était bénin, rien de cassé, mais il réussit à la satisfaire. Ça et les gouttes de sang qui perlaient sur la gorge du sang pur, avertissement tout aussi clair que ses paroles.

Ses yeux noirs observèrent la forêt, se plissant légèrement pour tenter d'y voir plus loin que le bout de son nez. Impossible. Et encore, ce n'était pas la nuit. Et encore, les bruits n'étaient pas encore inquiétants. Terrifiants. Elle mordit ses lèvres, pensive, avant de se retourner vers le guide de cette expédition suicide. Dans l'attente de sa décision, puisqu'il était celui qui allait les mener jusqu'aux loups géants. « Si tu prends ton temps parce que tu espères passer la nuit avec moi, c'est déjà perdu. Tu devras encore te contenter de ta main droite. » Malice et amusement dans cette voix, qui portait encore les accents rauques de sa rage, mais était revenue à son état de provocation habituel.

Il sentit qu’il allait payer dès que les derniers mots glissèrent hors de ses lèvres, poussés par une langue provocatrice, désireuse de titiller cette fierté de Heill qui bien trop de fois lui avait infligé de profondes blessures marquant encore son ego meurtri. Et il paya son dû dans la seconde qui suivit : il ne lui fallut que le temps d’un Raido pour lui faucher les jambes, lui bondir sur le dos, et lui entraver tout le corps en s’asseyant sur son torse, le dominant de toute sa colère de guerrière. Dans sa chute, Sejer avait lâché Kvar. Mais à côté de la vision qui s’offrait à lui, et qu’il dévorait de grands yeux ouverts pour ne rien manquer du spectacle, tout lui paraissait être fait de fer d’Islande : la ferveur combattante d’Asta Raudi, l’entrecuisse d’une des prostituées de sa cousine dans lequel il s’était niché pour mieux oublier ses déboires, la gloire que procurerait leur retour victorieux, tête de loup dans les bras. Là, elle était là, penchée sur lui, son regard planté dans le sien.
Il crut défaillir sous les bonds violents de son cœur, pauvre palpitant mené par un amour destructeur -ce même amour qui lui déferlait maintenant dans les veines, acculé au mur de ses maigres résolutions par la rage meurtrière de Kaja, qui l’auréolait d’une sauvagerie désirable, faisait vibrer son corps d’un flot de vie, animait ses yeux d’une lueur brûlante. C’était aussi pour ces raisons qu’il versait avec elle dans la provocation plus qu’avec n’importe qui. Exciter un peu plus son masochisme latent, en voyant se dévoiler à elle une Heill entière, sans peur, sans pudeur, tirée des faux-semblants et de cette moquerie chronique par une colère véritable. La voilà, la vraie Kaja, loin de ce cœur de margygr qu’on lui attribuait volontiers, loin des sifflements de couleuvre et des machinations alambiquées. Subjugué par cette apparition digne de Valhalla, Utanlands oublia vite la rogne héritée de l’attaque surprise et le froid du métal qui lui entravait la gorge. Parce qu’en plus, Kaja avait pris des seins.

Sa pomme d’Idun remonta contre la lame de cette dague qu’il connaissait désormais par cœur –parce qu’elle était œuvre de son père, et parce que Kaja ne jurait que par elle. Elle lui crachait des menaces au visage, mais Sejer ne put que sentir un mince sourire lui étirer la bouche, imbécile heureux qui trouvait une satisfaction malsaine dans l’intérêt ardent que lui portait la Heill. Pour toutes les fois où elle l’avait ignoré comme le dernier des braell, pour toutes les fois où elle l’avait attiré à lui pour mieux le jeter comme un troll malodorant. La dague lui entaillait la peau et lui pressait la trachée, lui infligeant une sensation qui tenait plus du désagréable que de la véritable douleur, mais Sejer, abruti par l’attraction qu’elle exerçait sur son pauvre cœur d’imbécile, regrettait seulement de ne pas avoir les mains assez libres pour les porter sur le corps offert de la chasseuse. « C’était une plaisanterie. », parvint-il à articuler d’une voix rauque, la bouche sèche, récoltant déjà toutes les informations qui lui serviraient, une fois seul, dépouillé du respect cabot qu’il lui vouait.

Encore quelques secondes, et Kaja se releva, accompagnée par le regard d’un Sejer toujours à sa merci. Son torse libéré se gonfla d’un souffle nouveau, et il lui fallut déglutir, les yeux toujours rivés sur elle, pour se remettre de ce corps-à-corps trop bref à son goût. « Chien de Thor ! », explosa-t-il lorsqu’elle lui marcha sur la main de manière ostentatoire, se redressant en étouffant un autre juron ; il fut contraint de reprendre Kvar de la mauvaise main, le temps que l’autre ne se remette du poids conséquent de la chasseuse. Sur son corps, il sentait toujours l’empreinte de celui de Kaja. Il observa la silhouette qui se fondait dans l’obscurité des bois et fit bouger ses doigts meurtris, avant de leur confier son arc. « Qui voudrait d’une nuit avec toi. », répondit-il en retrouvant un ton bougon, renvoyé à ces instants où seule son image, encore vive, lui avait tenu compagnie, après avoir essuyé un énième échec, aussi cuisant que les précédents.

Il essuya le sang qui perlait de son entaille, et se détourna finalement pour reprendre la tête de l’expédition. De longues minutes de silence, seulement perturbées par le bruit de leurs respirations et le bruissement de leur pas, pourtant légers, sur le sol de la forêt. Et puis, dans le noir, la longue plainte d’un loup ; Sejer s’immobilisa pour tendre l’oreille. Un bref silence, et bientôt un autre hurlement de bête, ailleurs dans les bois. Comme pour les mettre en garde, en chœur, du danger dans lequel ils se jetaient à corps perdu. En s’imaginant couvert de gloire à Skuli, Sejer avait peut-être pris le trésor du draugr sans le voir, mais sa fierté l’empêchait désormais de faire marche arrière, conforté dans son entêtement par la présence de la féroce Kaja qui ne manquerait pas de lui rappeler sa défaite. « Ouvre l’œil, nous sommes sur leur territoire. », chuchota-t-il à sa comparse, conscient qu’ils avaient franchi la limite avec laquelle ils se contentaient de flirter d'ordinaire.