Les cours s'étaient plutôt bien terminés aujourd'hui. Bartram n'avait pas défoncé un de leurs camarades parce qu'il avait louché trop longtemps sur Silja, et il ne s'était pas fait mal en tentant de la protéger. Les jumeaux Oddi était posés dans le foyer central, elle en train de lire, lui en train de graver des runes sur le manche d'une hache de jet. Techniquement, il n'était pas censé se balader avec une arme, mais il était prêt à se faire réprimander si ça lui permettait de coller un coup à un des merdeux qui regardaient de trop près Silja. Coup d'œil à sa jumelle, puis il revient au manche gravé, souffle sur les poussières de bois histoire de dégager la rune. Raido. Il a gravé Raido dans le manche de sa hache de jet pour faciliter le déplacement de l'objet lorsqu'il la lance, mais aussi pour assurer son retour dans sa main. Ce n'est pas lui qui a eu cette idée, bien entendu, mais un de ses camarades, Ragnar Ketilborg, qui l'a testée il y a un mois de cela, pour fêter la reprise des cours. Bartram imite, donc. Concentré, il a mis cinq minutes à graver méticuleusement la rune dans le manche de sa hache de jet, et maintenant que c'est fait, il relève la tête vers sa jumelle, assise à côté de lui, dos au mur comme lui.

« T'as vu, Silja ? »

Pour un peu, il pourrait fanfaronner, mais il attend plutôt l'approbation de sa sœur. On sait bien que, des deux, c'est elle le cerveau. Et si elle lui dit qu'il a fait une connerie, il va la croire. Alors il espère qu'elle le félicitera, comme on félicite un gamin de cinq ans qui revient avec un collier de nouilles. Le problème, c'est que Bartram a vingt ans, et qu'il a passé l'âge d'attendre qu'on le félicite.
Il devrait être avec Sunhilda, peut-être, aussi. Mais Sunhilda est en cours, et lui est avec sa sœur. Tout ira bien, hein. Il a bien envie de balancer sa hache de jet sur l'espèce d'imbécile qui est de l'autre côté du foyer et qui a l'air très intéressé par Silja. Mais Silja est assez grande pour se défendre toute seule, et elle a tendance à le calmer régulièrement.

« Qu'est-ce que tu lis, encore ? »

Il feint de considérer que les rares livres et grimoires qui existent dans le monde scandinave sont une perte de temps. Il ne serait d'ailleurs pas le seul, vu que la culture est avant tout une culture orale. Mais il s'intéresse quand même à ce que fait sa sœur. Alors il lui demande, et tente d'oublier qu'il y a un braell qu'il voudrait bien encastrer dans un mur.

C'était un jour comme les autres. Ou presque. La journée était sur le point de s'achever et Silja profitait enfin de quelques instants de répit avec son jumeau afin de se relaxer dans le foyer centrale, réchauffant ainsi son corps glacé grâce à la chaleur émanant du feu. Tous deux revenait de quelques heures de Transfiguration Animé et même si le cours se montrait plutôt intéressant, il n'en restait pas moins fatiguant au yeux de la jeune sorcière. L'endurance... voilà ce qui faisait défaut à Silja. Elle avait beau avoir une connaissance bien plus aiguë de la magie ainsi qu'une maitrise plutôt bonne (ou du moins, bien meilleure que beaucoup d'autres élèves),  elle avait énormément de mal à tenir sur la durée. Non pas que sa santé était fragile, elle n'avait tout simplement aucune endurance. Adossée au mur, la jeune sorcière tenait entre ses mains un vieux grimoire très abimé dont les pages étaient à moitié déchirées. Le regard rivé vers ce dernier, elle n'était pourtant pas en train de lire: elle écoutait. Elle écoutait tous les fragments de pensées des sorciers se trouvant dans la salle, cherchant un peu de distraction. Et lorsqu'elle pensait tomber sur quelque chose d'intéressant, elle levait alors son regard durant quelques minutes vers la personne choisie, plantant ses yeux perçants dans les siens. Et là, ces bribes de pensées devenaient alors de véritables récits qui se voulaient parfois amusants, ennuyeux ou encore malfaisants. Rien ne pouvait la déconcentrer dans son petit jeu, pas même le petit bruit constant que faisait Bartram en gravant le manche de sa hache. Ce ne fut qu'au bout d'un certain temps que ce dernier mis fin à l'occupation de Silja, en lui montrant avec fierté son œuvre. Elle posa alors son regard sur la hache de jet que tenait son frère dans les mains.

« Humm ? Oh, oui... Raido... C'est pas mal. Il ne te reste plus qu'à l'essayer.»

A ce moment-là (et à beaucoup d'autres d'ailleurs), Bartram ressemblait étrangement à un gamin qui voulait impressionner sa mère.  Cette pensée eu le don de faire sourire Silja. Pour une fois qu'il n'était pas en train de chercher à cogner ses camarades... Car elle avait bien remarqué cet idiot qui la regardait avec insistance à l'autre bout de la salle et à d'autres moments, la jeune femme savait qu'il n'en aurait pas fallu beaucoup pour que son frère aille lui casser la figure. C'était assez fréquent à vrai dire.

« C'est un vieux grimoire. Il était à nos ancêtres, notre mère m'a permis de l'emmener pour que je le lise ici. »

Elle savait que Bartram n'était pas vraiment tourné vers la lecture, voir pas du tout. Il lui arrivait alors parfois de lui raconter elle-même ce qu'elle avait lu, car l'oral passait toujours mieux avec lui. Elle se plaisait d'ailleurs à faire ça, même si l'attention du jeune homme était souvent de très courte durée. Il était son exact opposé et elle s'y était faite depuis bien des années.

Il n'avait plus qu'à l'essayer. Sourire aux coins des lèvres de Bartram, il se gratte la barbe naissante, se dit qu'il va devoir se raser un de ces quatre. L'approbation de sa sœur, voilà ce qu'il voulait. Il est tout content qu'elle le lui ait donnée, même s'il sait qu'elle n'approuvera sans doute pas ce qu'il compte en faire. Pour le moment, cela dit, elle le contient en lui parlant du livre qu'elle lit. Pourquoi perd-elle son temps à lire, Bartram s'est souvent demandé. Mais qu'importe, après tout. Il sait bien que Silja est plus brillante que lui. Il est bon à graver des runes sur un manche de hache, alors qu'elle les manie comme si c'était des jouets et qu'elle faisait ça depuis qu'elle était toute petite.

« Et ça raconte quoi ? »

Il voudrait lui dire qu'il est fier d'elle. Que leur père est fier d'elle. Que leur mère la tient en sa plus haute estime. Qu'elle réussira, quel que soit l'endroit où elle ira, et les choix qu'elle fera. Sans le dire, il admire sa sœur. Il aimerait bien être intelligent comme elle, pouvoir rembarrer n'importe qui en un quart de seconde, mais il en est incapable.

Des rires, à l'autre bout du foyer. Bartram lève son regard vers ceux qui rient. Les imbéciles. Il sait très bien de quoi ça parle, là-bas. La proximité que Bartram a avec sa sœur a fait jaser à partir du moment où Silja a connu la puberté. Le regard de l'imbécile de tout à l'heure croise le sien. Et Bartram se lève, bien entendu. Hache en main, bien entendu. Et il ne sourit plus, sinon ça serait trop drôle.

« Reste là., intime-t-il à sa sœur, tout en sachant que ça ne marchera pas. »

Et le voilà, hache en main, marcher d'un bout à l'autre du foyer. Et se planter, devant les deux imbéciles qui ne rigolent plus trop. Bartram affiche un air sombre, grave, courroucé.

« Ça a l'air drôle, ce que vous racontez. Je peux vous rejoindre ? Racontez-moi la dernière blague, j'ai des corbeaux de retard… »

Sourire en coin, plein de menaces. Et il attend, patient. Que les gars parlent. Ou que Silja s'en charge. La hache de jet le démange, mais il est trop près pour la leur lancer.