Les nuits du Sud.

Le capitaine de la Colère de Tyr ne dérogeait pas à une de ses activités préférées, soit rester sur le pont, la nuit, pour regarder les étoiles. Ils avaient immobilisé le bateau dans une baie non loin des côtes de l'Ouest, leur dernier arrêt avant de partir encore plus au Sud. Avant de partir au chaud, là où leurs fourrures seraient regardées avec amusement tant elles leur seraient inutiles. Là où les glaces n'étaient pas éternelles, étaient même inexistantes. Dans la nuit, aucun bruit. Juste son souffle, qui faisait une buée devant lui quand il expirait. Il faisait bien moins froid que quand ils avaient quitté le port d'Hvergi, mais... ça restait pas bien chaud.
Mats passa ses doigts dans ses cheveux, s'accouda au bord au bateau, et baissa la tête pour regarder l'horizon, invisible dans la nuit. La mer était très calme, pour une fois, et tout le monde pouvait dormir. Il ferait la même chose dans une heure, peut-être, quand il en aurait assez d'être seul. Ça faisait du bien, une fois de temps en temps. Il aimait naviguer et appréciait son équipage, il avait toujours été plus à l'aise entouré que seul de toute manière, mais ces moments de solitude lui permettaient de garder la tête froide. De penser à ce qu'ils feraient dans les jours suivants.

Un bruit de pas se fit entendre dans son dos. Même pas besoin de se demander qui donc pouvait venir sur le pont du knörr à cette heure : c'était généralement toujours la même personne. Surtout quand elle venait sans s'annoncer. « Leif, je crois que ta douce peut attendre encore quelques heures avant de recevoir son dixième corbeau de la journée, alors tu vas aller te c... » Mats s'arrêta dans sa réprimande à l'adresse ce qu'il avait crû être son cousin venu – encore une fois – sur le pont pour envoyer un énième corbeau à Hedvig, et lui rappeler qu'il devait dormir un peu, la nuit, histoire d'être en forme pour le lendemain. Parce que ce n'était pas Leif qu'il avait vu en se retournant pour être plus crédible dans son commentaire. C'était Damara. Si son expression avait été un tant soit peu autoritaire précédemment, ses traits légèrement plus durs, ils revinrent instantanément à quelque chose de bien plus doux. « Excuse-moi Damara. Je pensais que... » … que c'était Leif, oui, elle devait l'avoir compris.
Son sourire comme excuse, la lune éclairant son visage, il lui fit un signe de la main pour qu'elle le rejoigne. Peut-être qu'elle n'était pas du tout ici pour le voir. Peut-être qu'elle aussi voulait seulement être seule. Si c'était le cas, il ne doutait pas que la Raudi allait rapidement se débarrasser de lui pour aller faire ce qu'elle voulait. « Un problème à trouver le sommeil ? »

« nos bateaux sont indestructibles. »
Elle se souvenait de la main, tachée par la mer, les armes, et les taches de son, caresser délicatement la coque de bois du knörr. Le doigt s’attarda sur les runes, les gravures, les sortilèges protégeant l’embarcation. Damara était sûre que son père ne caressait pas le corps de sa mère avec autant de respect et de délicatesse.
« même sans l’aide de la magie, un knörr ne se retournera jamais, parce qu’il fait corps avec la mer. »
Et elle l’avait cru. Elle l’avait cru parce qu’elle n’était qu’une enfant, et qu’elle n’avait jamais vu la force brut, la pure d’une magrygr, comme son père l’avait vue, lui. Elle l’avait cru parce qu’il cherchait autant à se rassurer lui-même qu’à lui transmettre l’amour de la mer, l’amour du raid, tout ce qui faisait de lui, et ferait d’elle, une viking. Ses petits doigts à elle suivirent le tracé de Dagmar. Elle aussi, un jour, elle dirigera son propre drakkar.

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Elle le crut si bien que, même aujourd’hui, séparée de la mer par une simple planche de bois, elle n’a toujours pas peur de l’océan. Et enfermée dans la chaleur des cales humides, au milieu des corps endormis de ses compagnons, elle se sentait en sécurité. Bientôt, elle fermerait les yeux, bercée par le doux roulement des vagues caressant la coque du navire. Bientôt.

Elle venait d’entrer doucement dans le sommeil lorsque le bras d’Aska vint soudainement s’écraser sur son visage, entrainant son palpitant dans une course folle. Le souffle de la viking, endormie à ses côtés, vint s’immiscer dans son oreille, son cou. Damara se rendit soudain compte du bruit qui envahissait la cale. Les soupirs, les ronflements, les gémissements. Deux hommes chuchotant un peu plus loin. L’espace, soudainement, devenait oppressant. Il lui fallait sortir, prendre de la distance avec ces hommes, ces hommes qu’elle côtoyait chaque jour et qu’elle chérissait, probablement, tout autant que sa propre famille.

Damara rejeta les couvertures, se retrouvant à la merci du froid polaire. S’enroulant dans sa cape  bordée de fourrure, elle prit la direction des escaliers qui la mèneraient au pont du navire. A cette heure –là, celui-ci devrait être vide, les vikings profitant des quelques heures de repos bien méritées. Mais elle savait, aussi, que Mats pourrait encore s’y trouver. Et cette simple idée lui fit accélérer le pas.

Après plusieurs années passées sur la Colère de Tyr, il était encore compliqué pour Damara de démêler les sentiments contradictoires qu’elle nourrissait pour son capitaine. Il l’appréciait, indubitablement. Mais peut-être n’était-ce que sa force, son ardeur au combat, et les avis mûrement réfléchis concernant l’art de la guerre qu’elle proférait parfois, d’une voix plate, sans importance, qu’il reconnaissait, comme d’autres l’avaient reconnue avant lui. Parfois, pour rire, elle se demandait à elle-même s’il la voyait vraiment comme une femme, ou plutôt comme un homme, un compagnon d’armes. Mais elle ne riait pas. Parce que ce n’était pas drôle.

Mats était là, courbé sur la rambarde, à contempler les étoiles. Son pas ralentit, mais maintenant qu’elle était là, elle n’allait pas faire demi-tour. A quoi bon. Lorsque la voix de Mats s’éleva dans la nuit, elle ne put réprimer un sourire. Il la prenait pour quelqu’un d’autre. Pour Leif, qui plus est. Quel idiot. Mais l’idée que Leif puisse se languir d’amour pour une jouvencelle, bien que ça ne l’étonna pas, l’amusait beaucoup. C’était toujours bon à savoir. Il lui suffirait d’en apprendre un peu plus sur l’identité de la jeune fille, et elle aurait probablement de quoi fermer le clapet de ce corbeau de malheur une bonne fois pour toute.

Au signe encourageant de son capitaine, elle se rapprocha de lui, adoptant la même position, les bras repliés sur la rambarde, la tête levée vers un ciel dégagé de nuages. Pour un peu, elle se serait sentie l’âme poétique. Heureusement, elle n’était pas encore tombée si bas.

« on peut dire ça. leif était encore en train de parler dans son sommeil (ce qui n’était pas vrai, mais Damara ne pouvait laisser passer l’occasion de le tacler en présence de son cousin.) il doit probablement être en train de rêver de sa douce. »

Elle laissa sa dernière phrase en suspens, pour se plonger dans la contemplation de la lune. Elle voudrait arrêter de parler, de peur de dire quelque chose de stupide, mais Mats a toujours eu un aspect très rassurant. D’un certain côté, il lui rappelait son père. Avec lui, elle se sentait en sécurité.

« je trouve ça rassurant. de se dire que, quel que soit l’endroit où l'on va, le ciel est toujours le même. »

Et à son esprit de divaguer vers sa tante Matilda, et les cartes du ciel qu’elle lui avait confié, il y a bien des années, lorsqu’elle avait rejoint pour la première fois un knörr. Pour qu’elle puisse toujours rentrer à la maison.