Si les sang-purs se méfiaient à présent de tout le monde et en particulier des sang-mêlés qui avaient frappé fort et marqué clairement leur volonté de se révolter, Hedvig n'avait plus confiance en qui que ce soit non plus. Pas même en ses camarades d'infortune dans cette société hiérarchisée dont elle pâtissait plus qu'autre chose. Depuis que certains impurs avaient la bonne idée d'essayer de la brûler vive parmi d'autres à la Rose de Fer, elle s'était considérablement renfermée et ne se risquait plus à quoi que ce soit. Seules ses oreilles trainaient, mais elle restait muette le plus souvent possible et pesait ses mots plus que jamais lorsqu'il fallait qu'elle prenne la parole. Ingrid n'était plus la même depuis ces évènements récents et arrivait même à être suspicieuse vis à vis d'elle, ce qui avait eu pour effet de vexer la jeune femme. Ingrid avait toujours eu pour habitude de ne pas se montrer très proche d'Hedvig publiquement, mais même lorsqu'elle se retrouvaient seules, les choses s'étaient un peu détériorées et les journées se faisaient longues. Très longues. Et cette journée n'échappait plus à cette nouvelle règle.

« Salut. Je peux avoir une öl ? » Tyr ne lui était pas inconnu, il venait régulièrement, surtout depuis la bastion générale durant laquelle il s'était battu avec Leif. Elle le connaissait peu mais avait compris qu'ils étaient pourtant amis tous les deux. Elle en avait voulu à Leif et avait fini par passer l'éponge. Elle en voulait toujours à son cousin, Mats, et à tous les autres qui avaient pu y participer, et Tyr n'y échappait pas. Elle détestait voir des hommes agir comme des animaux, surtout lorsqu'ils se permettant de juger des gens sur une dite qualité de sang, et de les traiter comme des moins-que-rien par le suite, comme s'ils n'étaient que des attardés. Elle hocha la tête simplement et se contenta de lui remplir une chope. « Tu trouves pas, toi, que commence à y avoir un peu trop de sangs-mêlés dans le coin ? »  Et en parlant de vikings stupides, les poivrots du jour étaient décidés à l'humilier. Chose à laquelle elle était habituée en temps normal et qui arrivait bien plus souvent qu'avant depuis ce fameux jour. Elle encaissait en silence, mais chaque fois qu'elle se faisait rabaisser, elle se faisait un plaisir de mémoriser l'identité de la personne, se disant qu'un jour elle aurait peut-être moyen de lui rendre sa monnaie de sa pièce, d'une façon ou d'une autre. Ce genre de situations réveillaient en elle des instincts bien loin de son apparence fragile. Elle avait souvent tendance à penser à sa mère dans ces moments là, la détester un peu plus et la blâmer intérieurement l'aidait à se calmer en général. C'était sans doute cruel. Mais Hedvig le vivait très bien. Il fallait bien que ça soit la faute de quelqu'un. Elle garda le regard baissé, faire profil bas, c'était le mieux à faire. Elle ne s'attendait pas à ce que Tyr prenne sa défense. Qui l'aurait fait ? Ingrid aurait peut-être pu les remettre gentiment à leur place mais elle l'avait abandonné, s'occupant des types qui avaient commencé à la titiller elle aussi. Ingrid triait ses clients dernièrement, plutôt méfiante. « On vient ici pour être bien tranquilles, et voilà que maintenant c’est même sur une née-de-braell qu’on doit compter pour nous apporter nos bières. »Elle serra légèrement les dents, si elle avait pu, elle leur aurait jeter le plateau qu'elle avait à portée de main en pleine tête. Elle aurait aussi pu leur dire que s'il n'était satisfait, ils pourraient aller dans une autre taverne, bien qu'ils en soient vite très déçus tant l'öl ici était bonne.. Mais il valait mieux pour elle qu'elle continue de jouer les filles muettes. Se montrant insistant, Tyr finit par leur donner une réponse, pas vraiment convaincante à ses yeux mais qui aura au moins eu le mérite de les faire retourner à leur discussion initiale. « Rien. J’en pense rien. J’en pense que l’öl ici est bonne, quelle que soit la main qui la sert » Elle remarqua le petit sourire qui avait accompagné sa réponse, elle sembla y voir une certaine compassion. Restant de marbre, et les laissant à leurs affaires, Hedvig était prête à aller retourner dans son coin où elle avait l'habitude de se faire discrète jusqu'à ce que le dénommé Tyr ne lui adresse de nouveau la parole.. « Toi c’est Hedvig, c’est ça ? » Elle hocha la tête. « Ça doit pas être évident tous les jours hein ? » Quelle clairvoyance. Si il semblait qu'il était un ami d'Ingrid, et qu'en général elle choisissait les bons amis, qui sait à qui elle pouvait avoir à faire. Jusqu'ici elle n'avait jamais eu à faire à Tyr. Alors elle haussa les épaules, ne sachant pas comment une réponse franche pouvant être interprétée, alors elle resta concise. « On s'y fait. »

Tyr avale une large gorgée de l’öl magique de la Rose de Fer. Boisson réconfortante s’il en est. Pas besoin d’installer des margyrs dans le port ou d’incendier Skuli pour faire la révolution, il suffirait juste de crever les tonneaux d’öl présents un peu partout. Folie et hauts cris garantis. Quel est le point commun entre une lögsögumad admirable et un vieux au sang roux ? Ôtez leurs leur chope et voyez comment ils réagissent. Probablement de façon tout à fait similaire, en vikings qu’ils sont. En pourfendant tout ce qui se trouve sur leur chemin, jusqu’à retrouver le Graal, la sainte Öl. Ingrid Lokabrenna ne réalisait pas le pouvoir qu’elle avait sur les gens, avec cette taverne. Ils se damneraient tous pour éviter que le lieu ne ferme, ou ne connaisse de sérieux problèmes. « On s'y fait. » La réponse d’Hedvig est aussi laconique et floue que la question de Tyr ne le lui permettait. Qu’elle ne se mette pas à lui déballer sa vie, c’était dans l’ordre des choses. Mais tout de même. Être à ce point l’incarnation de la méfiance et de la réserve, c’était déroutant. Certes ils venaient d’éviter un affrontement avec des clients idiots. Certes Hedvig n’avait aucun moyen de savoir que Tyr était une oreille amie. Certes une seule petite semaine avait passé depuis Jòl, rendant la méfiance le sentiment le plus commun chez les sorciers ces jours-ci. Détails que tout cela.

Il observe les cheveux si clairs qui tombent sur ses épaules, sa mine décidée. Quel âge peut-elle bien avoir ? Il oublie parfois que Leif et lui ont plusieurs années d’écart, mais se le rappelle alors qu’il observe discrètement la jeune sang-mêlée. Son visage lisse. Ses épaules rondes. Sa gorge. Le temps d’un raido, le regard de Tyr s’est égaré. Il se détourne avant qu’Hedvig ne l’aperçoive. Si Leif était dans le coin, il se serait encore pris une torgnole. Le palpitant du viking frémit rien que d’y penser. Son corps brûle encore de certains coups de cette bagarre de taverne, et de ceux reçus au hasard lors de Jòl. Il reporte son attention sur la sang-mêlée. Son ami n’a peut-être pas si mauvais goût. Si l’on met de côté le fait qu’Hedvig semble à peu près aussi froide qu’une nuit de Vetr sans compagnie. . « On s'y fait. » « Vraiment ? » Il n’en croit pas un mot. Comment pourrait-on s’y faire ? À être constamment rabaissée, constamment ramenée à une condition que l’on n’a pas choisi ? Tyr a tout de même suffisamment discuté de la question pour savoir que non, on ne s’y fait pas tout à fait. On accepte de passer outre, parfois, à la limite. Mais pas Hedvig. La fierté qu’il a cru lire dans ses yeux lors de l’interpellation des clients n’est pas du genre à plier sous l’effet du temps.

« J’ai rarement vu Ingrid refuser des clients en raison de leur sang ou de leur affiliation, la situation devient tendue, m’étonnerait qu’on s’y fasse » commente-t-il d’un coup de tête vers la porte derrière laquelle Ingrid est partie s’entretenir avec les trois inconnus pour éviter le grabuge. Il ne veut pas mettre Hedvig mal à l’aise, parler de sang et d’affiliation alors qu’elle ne sait même pas qui il est. Il change de sujet. « Cela dit, refuser des clients en raison de leur état d’ébriété, ça, c’est plus malin.. J'ai encore du mal à me remettre de la dernière fois où l'on a causé des dégâts. » Il rit bêtement. Hedvig l’a peut-être aperçu dans la baston générale, il se souvient d’Ingrid les foutant à la porte, la sang-mêlée probablement en retrait à ses côtés. Oui, vu le regard qu’elle lui lance, elle se souvient probablement de lui. C’est fou ce que son visage est méchamment expressif.

« Vraiment ? » Bien sur qu'on ne s'y faisait pas. Mais les sang-mêlés n'avaient pas vraiment le choix, dans le choix. Certains arrivaient à se hisser un peu plus haut que le reste de leurs camarades, par des exploits le plus souvent. Elle pensait à cette femme, qui venait parfois à la taverne, Wendra, une sang-mêlée qui pourtant était capitaine de son propre drakkar. Mais Hedvig était loin de ce type de modèle. Et même si elle aspirait à mieux que cette vie là - et si souvent son regard qu'on imaginait dédaigneux n'était qu'un regard déterminé - elle a fini par prendre l'habitude de ne plus y penser et ne plus s’apitoyer. Les choses ne changeraient pas d'un claquement de doigts. Ou bien si, en pire. Comme depuis quelques temps. Ce qui venait d'arriver avec les autres pochtrons devenaient de plus en plus courant, et pas qu'à la taverne. Certains sang-mêlés avaient même décidé d'éviter le plus possible les lieux où ils pourraient croiser ceux qui s'étaient proclamés l'élite des sorciers vikings et faisaient perdurer cette hiérarchisation stupide. Cette même chose qui certes, ne l'empêchait pas d'être avec Leif, mais qui l'empêchait d'imaginer un réel avenir à ses côtés. Rares sont les sang-purs qui s'abaissent à épouser des sang-mêlés, et Hedvig n'avait pas envie de se sentir coupable de ça. Mais pour l'instant, elle préférait ne pas y réfléchir. Elle tourna la tête vers les gais lurons installés quelques mètres plus loin, les surveillant.

« J’ai rarement vu Ingrid refuser des clients en raison de leur sang ou de leur affiliation, la situation devient tendue, m’étonnerait qu’on s’y fasse. » « Ingrid a failli tout perdre, comme beaucoup d'autres. Ça ne serait pas étonnant qu'elle prenne de nouvelles mesures. » Si elle tolérait encore Hedvig parce qu'elle avait en tant soit peu de sang commun avec elle, Ingrid était beaucoup moins laxiste depuis le drame. Mais pour Hedvig tout le monde était dans le même panier, sang-mêlés comme sang-purs, ils étaient tous aussi stupides et brutaux les uns que les autres. Rares étaient ceux qui arrivaient à entrer dans l'estime de la jeune femme. Et pour preuve, sa mère n'en faisait même pas partie. Hedvig avait un coeur de margygr la plupart du temps, pas pour des fins mauvaises pour autant. Mais c'était sa vie qui l'avait ainsi forgée. « Cela dit, refuser des clients en raison de leur état d’ébriété, ça, c’est plus malin.. J'ai encore du mal à me remettre de la dernière fois où l'on a causé des dégâts. » Elle haussa les épaules, appuyée au comptoir dans l'attente d'avoir peut-être à resservir un client. « Je pense qu'Ingrid n'y pense déjà plus beaucoup vu que la Rose a failli brûler... et ses occupants avec. Même si elle a toujours une très bonne mémoire. Probablement meilleure que celle d'un Lögsögumad. » Hedvig avait la rancune plus dure qu'Ingrid, sans doute oui. Mais elle savait mesurer les choses aussi. Il s'était battu avec Leif, comme le font régulièrement les clients. Ça n'avait pas duré longtemps et Leif était revenu en un seul morceau. Aussi, vu ce qu'il venait de dire, il avait l'air d'être du genre à ne pas trop suivre les dictats liés au sang. La serveuse aurait pu se détendre, mais la suspicion était toujours là, bien qu'il prenait la peine de lui faire la conversation. Peut-être qu'il venait faire quelques repérages pour mieux aller répéter par la suite que telle ou telle personne était une nuisance et qu'il faudra la surveiller. A côté ça, c'était un ami d'Ingrid, et de Leif, et ils savaient plutôt bien les choisir, mais par son rang ils devaient aussi faire bonne figure la plupart du temps. Ne sachant quoi penser au final, elle allait lui laisser une petite chance de prouver qu'il ne faisait pas partie des nombreux crétins qui passaient tous les jours dans le coin. « Tout ça finira par se tasser, à moins que des idiots viennent encore attiser le feu. Que ça soit d'un camp ou d'un autre. »