good knight

« Tu ne devrais pas faire ça. » Elle le regarde sans comprendre –ou plutôt, en faisant mine de ne pas comprendre. Le regard qu’il lui sert est sans équivoque, mais, innocente, elle poursuit son manège. « Faire quoi ? » La chope est lourde au creux de ses mains, pleine à ras-bord. Ça n’est pas un repas mais c’est mieux que rien, et de toute façon elle n’a pas faim. Pas du tout. Elle y trempe les lèvres d’abord, puis en prends une gorgée, une autre, et une autre encore. C’est amer, et c’est exactement ce qu’il lui faut. Elle ouvre de grands yeux, au-dessus de la bière noire, spécialité de la maison. Goûteuse, foncée, amère, trop amère, trop forte. Elle soupire, imperceptiblement, face à son regard accusateur. Bien entendu, il n’est pas dupe, et elle non plus, mais parfois elle aimerait qu’il fasse comme si. Comme s’il ne voyait pas ce qu’il se passe. Comme s’il ne voyait pas les lettres qu’elle déplie doucement, les mots qu’elle relit précieusement. Ces missives qu’elle ignore de plus en plus, ces derniers temps, qu’elle tient du bout des doigts sans trop savoir quoi en faire. Et pourtant. « Je ne vois pas ce que tu veux dire. » Elle déteste lorsqu’il parle à demi-mots, à demi-phrases, laissant dans l’ombre la moitié de ce qu’il veut dire. Qu’il parle et elle répondra, et sinon tant pis pour lui. Il peut bien lui jeter tous les regards noirs qu’il veut, essayer de l’intimider, le lui insuffler un tant soit peu de culpabilité : il n’y réussira pas. « Aesa… » Un avertissement. Ils sont de plus en plus fréquents. Elle lit l’inquiétude, l’agacement, un tout un tas d’autres choses sur son visages, des sentiments dont elle ne fait aucun cas. Les non-dits n’ont pas leur place entre eux. « Si tu as quelque chose à me dire, dis-le. Sinon, c’est pas la peine de me plomber ma soirée avec ton humeur de carcajou. » La table tremble sous son poing, renversant une partie de son verre. La bière coule sur les doigts d’Aesa, et elle fronce imperceptiblement les sourcils, secouant la main pour l’enlever. Il. Exagère. « T’as pas conscience de ce que tu fais ! » « Je sais parfaitement ce que je fais. Assieds- toi et baisse d’un ton », elle siffle, les prémices de la colère visible au fond de ses iris clairs. À son tour de lui jeter un regard mauvais, par-dessus la table. Il repose lentement le derrière sur le banc mal équarri, sans qu'elle ne le quitte du regard. « T'es ni ma mère, ni mon père, et j'te demande pas ton avis. Si t'es pas content, tu retournes sur ton putain de rafiot. » Cette foutu coquille de noix qu'il n'a pas voulu quitter pendant plus de trois ans. « Y'a rien qui t'oblige à rester. » Oui, mais... Mais elle va faire quoi, s'il s'en va ? « Tu vas t'attirer des problèmes, si tu continues. » « Mêle-toi de tes affaires. »

The darkest evening of the year

Le regard vide. Le dos raide. En plein milieu de nulle part, en plein milieu de tout. Elle entend des cris. De la colère, des jurons, des insultes, des mots durs. Des cris inarticulés, de douleur et de rage.  Nul meilleur moyen de la voir pointer le bout de son nez, que de lui dire de ne pas venir. Il lui avait bien mentionné de rester à l’écart, alors elle avait accouru. Jamais seule, mais pour une fois elle regrette la présence de celui qui la suit comme son ombre. D’ordinaire, elle voit sa présence comme un réconfort, comme une nécessité. Mais lorsqu’il s’agit d’elle, des recoins les plus cachés, les plus précieux de son être, elle sait qu’il n’y a personne à même de comprendre. « On s’en va. » « Encore une minute. » Il la tient par le bras, trop fort. Sa patience s'amenuise. « Viens. » Elle se dégage d’un geste brusque. « Je reste. » Le ton est sans appel, et ça ne manque pas : empoignant violemment le devant de sa tunique, il la tire vers lui, vers l’ombre. « Tu vas te faire tuer. » « C’est mon frère ! » Il se passe une main sur le visage, tandis qu’elle tente de reculer. « Tu ne peux pas comprendre. Et d’ailleurs je ne te le demande pas. » Les mains refermées sur son avant-bras, Aesa essaie de lui faire lâcher prise. « Et tu veux faire quoi, grande guerrière ? Aller le chercher et le ramener à la maison par la peau du cul ? » « T'es un imbécile. » « Et toi t'es inconsciente, bornée et chiante ! » Ils se dévisagent, l’un prenant la mesure de l’autre, comme ils le font si souvent. Plus souvent en désaccord que le contraire, les insultes fusent, les coups évités de justesse. Il est prompt à la colère, et Aesa ne fait rien pour le ménager. Surtout, surtout lorsqu’elle choisit le chemin le moins sûr, la conduite la plus dangereuse. Il finit par la lâcher, et elle le repousse d’un sursaut violent. « Tu peux dégager si – je suis pas content. Change de chanson, Aesa, je la connais par cœur. » Elle se tait. Recule de plusieurs pas. Il avance à mesure qu’elle recule, et l’arrête juste avant qu’elle ne mette le pied à la lumière. « Je ne peux pas partir sans rien faire. » « Tu ne peux rien faire. Il a choisi sa voie et toi la tienne. Maintenant arrête de faire l’enfant et viens ! » Le pire c’est peut-être bien qu’il a raison. Qu’est-ce qu’elle pourrait bien faire ? Elle n’oppose pas de résistance lorsqu’il la prend par l’épaule pour la ramener près de lui, le laisse mener ses pas sans regarder où elle met les pieds, tout son être concentré sur ce qui se passe en arrière. À travers l'ombre, jusqu'à la fin de la nuit.


All through the night

Les flammes réchauffent son visage, l’éclairent de mille lueurs changeantes. Elles se reflètent dans ses yeux pâles, alors qu’elle parcourt l’assistance du regard. Ils sont tous là pour elle. Grands, petits, ils sont venus écouter ce qu’elle a à leur dire. Il y a déjà plusieurs minutes qu’elle a commencé, posant les bases de l’aventure à venir : qui sont-ils, les valeureux guerriers, qui combattront une fois de plus ce soir. Ils reprendront les armes pour elle, puisqu’elle le leur demande si gentiment. Pour le bon plaisir des voyageurs de passage, des habitants un peu mieux installés. Et tous sont captivés par cette gamine, à peine sortie de l’adolescence, qui en quelques mots les emmène à l’autre bout du pays à dos de dragon. Ils sentent la chaleur du souffle de la bête sur leurs visages (ou bien est-ce simplement le feu ?), les cheveux soulevés par le battement régulier des ailes gigantesques. « Il était d’or, de bronze, ses écailles resplendissant de l’éclat de métaux précieux, plus solide encore que le plus résistant des alliages. » Elle voit les montagnes, les vallées, les lacs scintillant sous le l’astre solaire. Elle assiste au coucher du Soleil, à l’apparition timide des étoiles. Le ciel comme un tissu soyeux, d’un bleu si sombre et si profond qu’il se distingue à peine du noir. « Et sur son dos, en équilibre parfait, hache à la main, se tenait le plus valeureux des guerriers. » Piètre magicien au vu de sa situation, il maniait la hache comme personne. Doté d’une fine intelligence, il saurait venir à bout de tous les obstacles, elle le savait. Et eux aussi, ayant entendu l’histoire nombre de fois. Mais elle savait le leur faire oublier, les tenant en haleine jusqu’à la fin, assis de justesse au bout de leurs bancs, oubliant qu’ils avaient une bière pleine à la main. Il en sortirait vainqueur. Ou alors, il parviendrait à ses fins, mais connaîtrait une fin tragique, qui resterait marquée dans les esprits à tout jamais. Peu importe l’issue du combat, il aurait agi avec courage, honneur, et le récit de ses aventures leur mettrait du baume au cœur. Avait-il un nom, ce brave guerrier ? « Certains l’appellent Arnbjörn. D’autres prétendent qu’il s’appelait Einar. » Adressant un sourire complice aux deux gamins assis juste en face d'elle, elle s’apprête à poursuivre, mais on l’interrompt : « Aesa, quand est-ce que tu vas nous raconter l’histoire de Frideborg ? » L’importune est haute comme trois pommes et blonde comme les blés, le visage éclaboussé de taches de rousseur, avec un caractère aussi impétueux que celui de son frère Isleif. « Frideborg a beaucoup voyagé, a accompli de nombreux faits d’armes. » « Raconte celle où elle a terrassé un dragon ! » Elle sourit bien malgré elle. « C’est une longue histoire, celle-là. Demain. » Le sort est levé, mais ses effets restent. Nombreux sont ceux qui ont le regard dans le vague, qui discutent, qui s’enflamment. « À sa place, j’lui aurais pas laissé une seconde de réflexion ! – À sa place, t’aurais pris tes jambes à ton cou, ouais ! – RÉPÈTE UN PEU ? »

Hors Jeu

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