« La mauvaise réputation. » Région d'origine ● Un gosse du Jutland, de Krákaborg. Un gosse du port, un qui dévale le bois moite et qui plonge dans la foule, tous coudes dehors, pour se creuser une place et une carrure. Date de naissance ● L'été de l'an 1266. Âge ● Vingt-neuf de ces putain d'étés. Nature du sang ● Pur. Particularités magiques ● Aucune ; lui, c'est le bâtard de la magie, le trivial, le primaire, qui voit un enchantement dans la mer démontée et un tout prodigieux dans un corps terne, exsangue. Métier ● Il ne sait que se battre, piller et tuer. Fënyr est un voyageur, et un guerrier loyal à la solde. Il n'aime pas la politique, il n'entend rien au commerce. Alors il lustre sa hache, enfonce des lames dans le ventre d'étrangers, pour quelques pièces d'un clinquant ringard. C'est un viking, un vrai, un qui n'espère pas découvrir la vérité dans des livres.

« Abîmé mais tranquille. » Fënyr Viggrinirr est un avide, un qui veut tout, tout de suite, et que ce soit entier*. ● Un enragé, aussi, un animal, qui prend et ne rend pas. ● Il se veut l'arme de sa propre justice. D'ailleurs, la Justice est un mot vide. ● Il donne des noms à toutes les choses. ● Il n'a pas d'endroit à lui. ● Il a refusé tous les mariages. ● Il veut tout voir, n'a le temps de rien, se désespère des deux tiers de sa vie déjà perdus et du creux, béant, là, tout au fond de son être. ● Il n'a pas peur de la mort, lui craint la défaite. ● Ce n'est pas un érudit ; à peine un marcheur à la frontière de la vie. ● Il veut voir Midgard, une fois, et mourir. ● Il n'est satisfait de rien, mais volontaire en tout. ● Il est certain de n'être né qu'à une seule fin : protéger Hëylda ; les dieux ne les auraient pas fait jumeaux sinon. ● Pour cela, il a fait le vœux de plonger les mains dans autant de ventres ennemis qu'il en faudra pour la ramener auprès de lui. * Jean Anouilh.

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Et vous, la pureté du sang, vous en pensez quoi ?

Il dirait qu'il ne s'acharne pas mieux sur un impur. Il dirait que la lame s'émousse sur la même chair, s'éclabousse du même sang. Mais il y a l'honneur, comme une intégrité, une âme intacte à protéger, à défendre. Affaisser la lignée. Biaiser la race. Contrarier l'ordre voulu par les dieux. Un sorcier ne peut prendre une femme médiocre, et du reste quelconque, comme s'accouplent les animaux et créatures. Maculer le présent de magie est, à son sens, d'une impiété inconsciente. Aucun de ses regards ne pourrait se porter sur l'un de ceux-là sans nourrir ou indifférence ou mépris. Il n'en va pas seulement de l'ordre établi, de la volonté tenue de Nature. C'est simplement s'abaisser, se contraindre, et dévoyer un destin. C'est corrompre son âme. Et même déserter son être. Fënyr ne porte pas la pureté de son sang avec une fierté imbue ; il porte la pureté de son sang comme un grand privilège qu'il ne foulerait au pied pour aucune de ces cuisses stériles, et inhospitalières, que tous les dieux ont condamné au trivial.

Si vous ne deviez jurer que par un seul mage ancestral, ça serait lequel ?

Il vénère le grand Thor avec ferveur et abandon. Lui, le protecteur incroyable. Le combattant prodigieux. Un tel mage qu'il ne saurait se contenter de ce seul titre. Il en faut davantage, comme toute la loyauté du monde pour le servir. C'est que, petit, déjà, le jeune Viggrinirr lui accordait toutes ses prières, toutes ses suppliques, dans l'espoir de devenir, un jour, un homme puissant et téméraire. Le grand Thor était dans ces petits autels qu'il construisait étant enfant, et il est encore dans la hache qui prolonge son bras. Il vit dans l'eau qu'il avale goulûment, dans le sang qui gicle sur son visage et dans le désespoir qui l'agite et l'enorgueillit chaque jour un peu plus. Thor est son protecteur ; il a bâti de telles défenses autour de lui que le monde ne peut plus rien pour l'atteindre qu'attendre la lassitude du mage. Mais Fënyr n'offensera pas son seigneur. Il lui vouera toute sa servitude, que son dieu l'élève encore ou l'achève dans l'instant.

Quel souvenir avez-vous du labyrinthe de Dürmstrang ? Ou ça vous fait envie ?

Fënyr a le souvenir d'une nuit, glacée, funeste, où son regard s'est posé sur sa sœur. Le prodigieux labyrinthe les étouffait, les suffoquait, et ils se tenaient, là, recroquevillés et épuisés, terrifiés et cependant plus déterminés que jamais. Il se souvient d'avoir posé les yeux sur elle et d'y avoir décelé un éclat méconnu. Inconnu. Il se souvient de l'avoir attirée contre lui et de l'avoir étreinte, comme pour la dernière fois. Un en sens, il se sentait proche de mourir. Il imaginait son être morcelé, perdu quelque part, et la folie de son horreur avait achevé de l'anéantir. Il avait pleuré. Sans une tristesse particulière pour l'envahir, mais il avait tout de même pleuré. Comme un homme ne pouvait se le permettre mais comme un simple garçon, un tout petit garçon, pouvait l'autoriser. Il l'avait enlacée si puissamment, ses membres en étaient restés endoloris plus longtemps qu'après tous leurs efforts des deux jours passés. Et, enfin, il s'était dit : pourquoi sortir d'ici, pourquoi retourner là-bas, dans le monde, le vrai, plutôt que de rester, là, à l'étreindre pour toujours sans que personne n'ait à le voir ?
De mémoire, Hëylda ne comprit ni sa crainte ni son souhait, mais elle respecta l'affection inattendue de son jumeau de sorte que lui n'eut pas à justifier de sa faiblesse. Il a simplement ce souvenir, le souvenir d'avoir su, à partir de cet instant et pour toujours depuis, qu'il lui faudrait toujours qu'elle soit là, constamment, à ses côtés, pour le vaincre à l'usage mais pour le compléter superbement surtout.

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« La lune trop pâle caresse l'opale de tes yeux blasés... »

Il revient de se battre. C'est encore – c'est toujours ! - Hëylda, sa jeune sœur, impétueuse, imprudente, qui le persécute de ses arrogances. Ils n'ont pas sept qu'ils se défigurent l'un l'autre. Mais ils se soignent toujours, ensuite, pour le coûtant plaisir de très bientôt recommencer. Alors il est là, sur le pas de la porte, le corps et le visage maculés par la boue, pas le moins du monde entaché par la honte, le remord. On ne voit rien que ses deux billes, d'un gris sombre à la pénombre de la demeure. Il découpe comme un sourire sur ses lèvres fines perlées par le sang - c'est un goût qu'il trouve déjà si familier qu'il en oublie comme il est dangereux d'apprivoiser si bien cette violence. Son père est absent, le bienheureux. Car c'est sa mère qu'il cherche, et c'est sa mère qu'il trouve, affairée dans un coin réchauffé, à coudre quelques dessins de ses doigts effilés. Il la contemple en silence, certain qu'elle n'a rien entendu de son entrée. Ou plutôt le joue-t-il, car elle sait fort bien qu'il est là. Elle sait toujours. Elle aime raconter qu'elle sait tout, et le jeune Fënyr se plaît constamment à le croire. Alors il sursaute quand la voix de la mère s'élève, sans entrave, dans l'air chargé d'effluves insanes : « Tu ressembles à un petit animal. » « Je ne suis pas si petit. » Elle rit doucement. L'enfant aime ce rire, et mieux encore ce geste flottant qu'elle fait pour lui intimer d'approcher. « Tu ressembles tout de même à un petit animal, caresse-t-elle l'arrière de son crâne. » Il accueille avec fierté l'affection de la mère, bien qu'il n'ose en retourner aucune. Il est si sale, si suintant de sueur... « Comment va ta sœur ? » Il s'offusque un peu, s'échappe de l'étreinte. Il la soupçonne de lui préférer Hëylda. Il imagine qu'il existe comme une connivence naturelle, qui va des femmes aux filles et des filles aux femmes. Peut-il lutter tant qu'il veut, il ne serait jamais que le second objet de son amour. Et cette idée le hante en permanence, comme un poison qui s'étendrait dans tout son être pour corrompre sa raison. « Où l'as-tu laissé ? Ton père sera fâché que tu l'aies abandonnée, seule, quelque part. » « Père sera fâché de toute façon. » Elle le juge un peu, de ce regard amer. Il craint, un moment, qu'elle ne se mette à le haïr, si bien qu'il s'adoucit comme un chien chercherait à jamais la caresse de son maître. « Près du ruisseau, confie-t-il à demi mots. Elle prétendait qu'Hel pouvait vaincre Thor. » La mère rit encore, et laisse sa couture de côté. Elle l'attire à elle, de sorte qu'il soit bien obligé de voir ces deux yeux fixés sur lui, rien que sur lui. Il a peur, encore un peu. Comme il le faut pour gagner en courage. « Elle voulait donc te vaincre, toi. » « Mais je lui ai montré ! sursaute-t-il fièrement. C'est moi ! Moi ! » Sa mère sourit faiblement, passe la main sur son front et en essuie un peu de cette boue durcie. « Tu n'as pas à la vaincre, Fënyr. » Il se tait. Il ne comprend pas. C'est un enfant, un enfant dont les jeux sont cruels. « Tu dois la protéger. Toujours. L'aimer, aussi. » Elle fait comme un signe sur la poitrine du jeune Viggrinirr qui n'ouvre plus les lèvres. « Il n'y aura jamais de plus précieux - tu m'entends ? - rien qu'elle. » « Il y a toi, soupire le jeune enfant. » Elle lui sourit encore, l'étreint un peu mais le repousse cependant. « Oui, il y a moi. Mais ta sœur... ta sœur et toi... » Il boit ses paroles en silence, il attend, il espère. Mais elle ne dit rien. Son visage est si vide, tout à coup, si lisse, si froid. Elle apparaît si vieille, si vaincue. Fënyr s'en désespère tant et tant qu'il se jette à ses pieds, et enlace ses genoux. Elle lui caresse encore les cheveux, de sorte qu'il ne peut plus la voir pleurer quand il regarde le sol. Il n'entend rien, rien du tout, mais elle le lui confie tout de même : « Petit animal. Petit Thor. Il te faudra la protéger... Un jour, je le sais. Au prix de ta vie. Au prix de ta si douce, si brave vie. »

« Promis, juré, qu'on la vivra notre putain de belle histoire. »

L'aube est proche. Le guette. Fugace. Humide, aussi, Fënyr le sent dans ses pas lourds et malhabiles. Même les quais, qu'il a toujours aimés d'une passion vorace, lui semblent hostiles, inconfortables. Il ne peut arracher ce sentiment obscur, et déplaisant, à son ventre torturé. Alors il met toute sa colère dans chaque objet, chaque vêtement, qu'il enfonce dans un sac déjà plein, déjà vain. La mer est agitée, et toute la nuit ne suffit pas à étouffer ses plaintes. Fënyr en entend chaque mot, chaque syllabe, toute cette prière qui lui commande de se hâter. Les dieux le lui soufflent - les mages ancestraux l'en implorent, il le sait : trouve-la, Fënyr, avant que la mort ne la trouve.

C'est cependant une main bien mortelle qui l'empoigne. Il ne s'en défend pas. C'est son dos qui heurte le bois et ce sont les iris familières d'Einar qui se plantent dans les siens. C'est une menace qui ne prend pas la peine de se voiler. C'est une menace qui lui étreint la peau sale, maculée. « Tu n'iras pas. » Fënyr rit un peu, car les mots ne lui font aucun mal. Ils n'effraient pas sa conviction, sa certitude. « Par Thor, tu n'iras pas. Tu mourrais ou pire ! » Le Viggrinirr se défait mollement de sa geôle faite de chair et d'os maigres. Einar ne le blesserait pour aucune raison connue de ce monde et, d'ailleurs, cet ami, d'autrefois, lui rend sa liberté en silence. Ils s'observent pesamment, comme une grande conversation qu'aucun souffle ne peut tenir. Mais si Fënyr est décidé à partir, Einar l'est au moins autant à le retenir. « C'est une bannie. » « C'est ma sœur, siffle l'autre. » « Et c'était mon amie. » Cette tentative pour apaiser la blessure n'est jamais qu'un sursis. Fënyr Viggrinirr et sa sensiblerie impulsive ne son que trop légendaires. Il faut davantage de détours, mais Einar n'en a plus guère le temps. « Mais elle a été bannie, qu'il reprend lentement. Et, toi, tu n'y peux rien. Personne n'y peut plus rien. » « Pourquoi ne vas-tu pas le raconter ailleurs ? » « Fënyr, écoute-moi... » Einar tente comme un geste, brusque par habitude mais néanmoins bercé de précautions. Mais c'est une froide esquive qu'il reçoit en récompense. Brutale. « Je ne vais pas t'écouter. Tu crois que ce n'était pas assez de voir souiller mon nom ? Que ce n'était pas assez de la réduire en esclavage ? Hëylda Viggrinirr, esclave... » Il rit un peu. Sans joie. « C'est ma sœur. » « C'était ta sœur. » « Tais-toi. » « C'était ta sœur, que répète pourtant Einar. C'était la femme d'un Jarl, l'esclave d'un autre... » Mais il n'a pas le temps de finir, d'avaler ses paroles, que Fënyr l'attrape au col, et le précipite vers la jetée : « C'est ma sœur ! Ma sœur, et ma femme, et ma mère, et ma fille !... elle est tous ceux qu'il me faut protéger, ou mourir ! » Le coup est si violent. Inattendu. Mais c'est en plein visage qu'il frappe celui qui, jadis, était son ami. « Comment peux-tu venir ici, te présenter à moi et me dire que c'est juste ! Tu la connais, par Thor ! Elle est tout, tu entends ? Tout ce qui respire, mange, bois et aime ! Tout ce pourquoi le soleil se lève et se couche ! Tout ce pourquoi je tuerai jusqu'au dernier des hommes de ce continent et des autres ! » Quand il lui porte encore un coup, c'est pour le lâcher, le rejeter. Sa colère, alimentée par l'horreur d'un désespoir impuissant, lui vrille l'esprit et le vide de sa substance. Il déraisonne lentement, et son pas s'alourdit. « Les dieux n'ont pas voulu ça. Ce ne sont pas les dieux qui l'ont bannie... » « C'est tout comme, souffle Einar en essuyant un filet de sang sur ses lèvres. Les dieux ne se soucient pas de ceux qui portent la marque... » « Ce n'est pas un dieu qui lui a fait cette marque ! Son visage... son si doux, si beau visage... cet infâme bâtard, ce faux-roi. Je le tuerai aussi. » « Arrête. Tais-toi, le presse soudain Einar. S'ils t'entendent... » « Qu'ils m'entendent ! que gueule maintenant le viking. Oh, qu'ils viennent me prendre ! » « Tu es fou ! » Einar tente vainement de le maîtriser, mais il est trop tard pour abattre l'ire de Fënyr Viggrinirr. « Je leur montrerai ! Je les tuerai, tous ! Et il n'y aura nulle âme sur cette terre, nulle âme jusqu'à Midgard, jusqu'au Valhalla ! pour ignorer ma vengeance et la craindre ! » Dans la débâcle et la folie, Einar se saisit de Fënyr, tente de l'attirer à lui et se voit repoussé. Il insiste, et les deux hommes gueulent et grognent, tantôt pour se sauver, tantôt pour vaincre. Mais c'est la lame du Viggrinirr qui s'enfonce la première, qui fond toute entière dans le ventre de l'ami. Il insiste, il creuse la chair et abreuve ses mains du sang chaud qui s'écoule sur sa peau. Il sent la vie qui s'enfuit et le froid qui s'installe. Mais, là, tout à l'intérieur, et dans les yeux d'Einar, c'est un néant affreux. Il n'y a rien. Un crime froid, et sans peine. Un crime qui n'éclabousse aucune amitié demeurée. Il n'y a que la colère qui se déverse dans la garde, puis la lame, puis le corps, et qui s'éteint pour un moment. Alors Fënyr étend le corps de ce frère oublié, extirpe l'instrument de sa mort et baisse ses paupières. Il repousse le cadavre, lentement. Aucune tristesse n'étreint les lambeaux de son âme. Le vide. Ce creux abominable. « C'est ma sœur... »

« Il sait pas c'que c'est d'être le terrain où l'Bien et l'Mal s'affrontent. »

« On ne prend personne. » « Fënyr... » Il s'essuie le menton du revers de la main mais il ne dit plus rien. Le gamin est là, à le fixer de ses petits yeux apeurés, mais il demeure stoïque, impénétrable, infranchissable. Il ne négocie pas. Il ne réfléchit même pas. C'est le désert tout autour, des plaines et des vallons humides, hostiles, mais il ne reviendra pas sur sa décision : si l'endroit est dangereux pour un enfant, c'est que l'endroit est dangereux tout simplement. Et lui ne prendra pas le risque d'avoir un protégé. Trop peu de temps. Trop de chemin. « C'est un gosse. » Le regard de Fënyr tombe enfin sur sa camarade, son compère dans cette longue traversée. Ils sont deux, rien que deux et seulement parce qu'elle connaît parfaitement la région. Alors d'accord, quatre ans à parcourir ces endroits inhospitaliers les ont contraint, forcé, à s'apprivoiser, à s'apprécier, même, mais le Viggrinirr ne se sent pas l'outrage de jamais céder aux compassions féminines. « C'est peut-être un esclave, qu'elle souffle. Ou va savoir quoi d'autre. » Fënyr n'a pas le souvenir du jour où il a parfaitement délaissé sa pitié, mais il sait cependant qu'il a bien fait. « Il ne vient pas avec nous. Il survivra. Et s'il meurt, ce ne sera pas notre faute. » Elle le dévisage. Elle le hait. C'est l'inhumanité dont il fait la preuve qui la dégoûte, et Fënyr ne peut que le lire dans ces yeux remplis d'ire. « Il vient, détache-t-elle chaque mot. Il vient avec moi. » Le gosse tressaille, parce que le guerrier a porté la main à sa ceinture. C'est sa hache qu'il caresse de ses phalanges. « N'y pense même pas, murmure-t-elle en attirant l'enfant derrière elle. Est-ce que tu vois ce que tu fais ? Ce que tu dis ? C'est ça, Fënyr Viggrinirr ? Un homme qui abandonne un gamin mort de faim ? » Elle rit un peu, mais tout cela n'a rien d'une plaisanterie. « Je t'attends, clame-t-elle. Viens. Qu'est-ce qui te retient ? Abandonner un enfant, tuer une femme... rien ne t'arrête, c'est ça ? » « Ne me provoque pas, siffle-t-il. Je ne vais pas te tuer. Et je ne vais rien lui faire non plus. Nous allons le laisser, là, dans ces fourrés. Et nous allons continuer notre route. Je n'ai pas le temps pour ces enfantillages. » Il se détourne, et rejoint le sentier. Il sait qu'elle ne le suivra pas, mais il persiste néanmoins. Il le faut bien. La pénombre les assaille. L'endroit regorge de prédateurs, de coupe-gorges, et d'autres ennemis plus fourbes et plus cruels encore. Un enfant, c'est une traînée de sang dans leurs pas, pour les pister, les débusquer et en finir de leurs deux existences. Fënyr n'a pas le temps pour cela. Jadis, il se serait arrêté, aurait fait monter le petit sur son dos et l'aurait emmené en le lieu le plus sûr qu'il connaisse. Mais tout cela serait arrivé jadis. Quand il était un autre, un autre homme. « Soit, hurle-t-il maintenant qu'il s'est éloigné. Reste là ! Protège-le ! Mais il finira par mourir ! » Il finit plus bas, sans que nul ne puisse l'entendre que lui : « Ce soir même. »

C'est Hëylda. Elle l'obsède. Elle hante le peu de sommeil qu'il possède. Son corps décharné. Ou déchu. Vivant ou mort. Il imagine que chaque heure la grignote plus encore. Chaque minute la défausse d'un peu de vie, tandis qu'il est là, à tergiverser sur le sort d'un enfant tout apprêté à la mort. Hëylda l'a changé. Transformé. Il est méconnaissable. L'eut-on imaginé, jadis, quand il était un autre, se pencher, le soir venu, sur le corps de l'enfant endormi, l'arracher à la protection de cette femme bienveillante mais malheureusement endormi ? Il l'emmène, plus loin, plus profond dans ce petit bois obscur. La main du viking est plaqué sur la bouche de l'enfant. « Il le faut, qu'il siffle entre ses dents serrés, la langue mordue jusqu'au sang. » La lame est tout à côté de la gorge. Le gosse les ralentirait, et il a besoin de son guide, si loin de chez lui et si proche de retrouver sa sœur. Le sacrifice est nécessaire. Le moyen commensurable. Il s'excuse, il s'excuse d'un regard sombre, pénitent. Mais il le faut, qu'il répète à demi quand le poignard s'enfonce dans la gorge juvénile. Les dieux le lui pardonneront. Les dieux devront lui pardonner d'avoir sacrifié une vie pour une vie. Demain, dès demain, ils reprendront leur route. Elle le soupçonnera, quand même il aura tout mis en œuvre pour prendre de l'avance et lui laisser le sentiment que c'est elle qui l'a rattrapé. Mais qu'importe. Ce sera lui, le meurtrier, le vagabond, l'homme sans âme qui la cherche vainement dans ces contrées stériles. Alors il abandonne le corps et se met en chemin. Il prend cinq ou dix bonnes lieues d'avance en laissant le soin à sa comparse de remonter la piste. Elle le trouvera, hagarde, et elle ne dira rien. Lui non plus. Elle saura, mais ce sera trop tard. Elle empruntera encore son sillage, le sillage de l'assassin, de l'infanticide, dévoré par le brasier qui a déjà fini de consumer son reste de clémence.