La Rose de Fer. D'aussi loin que Vyro s'en souvenait, cette taverne avait toujours été l'épicentre de toutes les rumeurs qui pouvaient courir dans les mondes connus des Vikings. Sa réputation était si grande qu'elle s'étendait peut-être même aussi dans les contrées encore inexplorées. Outre l'alcool, le gibier et l'odeur de sueur des vikings ivres, on pouvait y trouver toutes sortes de renseignements. Authentiques ou imaginaires, prouvées ou bien affabulées, réelles ou éhontées, les informations affluaient dans ce lieu plus vite que l'alcool dans les choppes.

Son père en parlait souvent, de cette taverne aux merveilles. Son point d'ancre favori, parmi tous les établissements du coin. Combien de fois s'était-il retrouvé expulsé sans sommation pour avoir trop consommé sans payer l'ardoise ... Hella avait du épouser un potier, pour effacer cette dette monumentale. Vyro en gardait un très mauvais souvenir mais il avait su en tirer une leçon. Toujours payer comptant, ne jamais rien devoir à personne. Il se débrouillait pour avoir toujours les moyens de payer immédiatement, refusant de repousser à plus tard un paiement. Il en avait fait une de ses rares valeurs, pour ne pas dire la seule.
De toutes les tavernes locales, la Rose de Fer se dressait en maîtresse incontestée. C'était le lieu le plus fréquenté de Skuli, le plus connu et le plus animé, surtout. Jamais une journée sans bagarre entre soulards, sans désaccord dégénérant en bataille à dagues tirées ou sans prise de bec entre deux femmes de petite vertu. On aurait pu penser qu'un tel endroit était le repère des Raudi, vu l'état dans lequel l'établissement finissait parfois. Certains soirs, les lieux semblaient avoir subit Ragnarök.

Sans surprise, la tenancière de cet établissement fièrement revendiqué était une Lokabrenna. Un être malicieux comme Loki, connu pour prendre plaisir à semer la discorde et le trouble dans son entourage. Pour Ingrid Lokabrenna, la Rose de Fer était Asgard et elle se dressait en digne héritière du mage maléfique. Souvent, elle dansait entre les tables avec grâce et adresse, évitant les mains baladeuses et foudroyant du regard les vikings trop peu civilisés qui osaient lui barrer le chemin. Vyro s'était souvent demandé comme une femme d'apparence aussi fragile que la Lokabrenna pouvait tenir cette taverne mais il avait apprit à ne pas sembler surpris. Il se méfiait des Lokabrenna comme de toutes les autres familles de sang-pur.

Les Lokabrenna sont incroyablement retors, malins. Les Heill sont fourbes et manipulateurs, les Raudi ont le sang roux et les Oddi ... eh bien ... les Oddi ... sont réputés stupides. Les Utanlands, il n'avait pas encore d'avis la famille mais il devait une faveur à l'un d'eux, dénommé Sejer. Hel seule savait à quel point accorder cette faveur lui avait coûté mais le sang-pur avait sauvé Hella des pattes d'un ours enragé. Il avait donc décidé de devoir un service à Sejer, en échange de la vie de sa soeur. Après quoi, ils seraient enfin quitte. Tout rentrerait donc dans l'ordre.

D'un geste aussi brusque que silencieux, il poussa la double porte de la taverne et pénétra dans l'antre de Ingrid Lokabrenna d'un pas assuré. Comme à son habitude, il se dirigea vers la table qu'il estimait sienne et s'y installa sans scrupule. Il déposa sa hache, son épée, son arc et son carquois de flèches contre le banc tout près de lui, vidant enfin ses manches pour étaler quelques dagues sur la table en bois. Allégé de toutes ses armes, il observa alors la salle d'un regard perçant. Un viking roux d'un âge avancé semblait dormir un peu plus loin, affalé sur sa table avec une choppe près de sa tête. Ivre, très probablement. Peut-être un membre de la famille Raudi, leur couleur de cheveux étant un de leurs signes distinctifs. Il n'avait encore pas approché de Raudi, pour le moment. Le gros de son travail, il le faisait pour les Heill. Cette famille avait tellement d'ennemi que Vyro se sentait parfois dépassé par la liste des victimes. Non pas que cela lui déplaise, il considérait son métier comme un véritable honneur. Mais il avait apprit, avec le temps, à se méfier des Heill ...
Il ne s'attarda pas sur l'individu. Comme il était seul et qu'il était entré presque discrètement, il frappa plusieurs fois du poing sur la table pour signaler sa présence.

A chacun de ses arrêts dans cette taverne, il s'était retrouvé servi par Ingrid Lokabrenna elle-même. Il avait la sensation étrange et pesante qu'elle cherchait à lui dire quelque chose mais à chaque fois, rien ne venait. Au contraire, elle le servait avec efficacité et rapidité, en silence, si bien qu'il n'avait jamais eu à se plaindre. Pourtant, Thor savait à quel point il aimait râler. Mais pour l'heure, elle n'était visible nulle part dans la taverne. Pas plus que son acolyte blonde, une autre serveuse dont il n'avait entendu le nom qu'une fois et qu'il n'avait pas retenu.

« Ohé ! », lança-t-il d'une voix si retentissante que son écho se répercuta sur les murs de la pièce quelques secondes après qu'il eut refermé la bouche. Il n'ignorait pas que provoquer le Loki dans sa propre demeure n'était peut-être pas très avisé mais il avait soif, il avait faim et il n'était pas connu pour sa patience.
 

Un très léger bruit attira son attention sur l'arrière boutique de la taverne. L'instant d'après, il observa Ingrid Lokabrenna émerger de cet endroit mystérieux dans lequel elle seule mettait les pieds. Il se perdit une seconde dans la contemplation de ce brin de femme.

Elle était belle, la tenancière du pub le plus fréquenté de Skuli. Vyro lui trouvait parfois des airs de ressemblances avec Hella, dans les reflets des cheveux, la clarté du regard, dans la façon de bouger, dans ses postures, dans ses courbes ... Différente, mais avec des moments qui n'étaient pas sans rappeler la soeur cadette du bourreau et ce genre de moment troublait Vyro. Beaucoup.
Ingrid Lokabrenna était belle et étrange. Les rumeurs les plus folles couraient sur son compte, comme pour lui. Elle alimentait les fantasmes les plus crus et épuisait les langues les plus déliées, avec son côté inaccessible, intouchable.

Vyro en était là de ses reflexions lorsqu'il remarqua que le sourire que la jeune femme avait affiché en premier lieu était tombé. Elle s'approcha cependant et inventoria d'un rapide coup d'oeil les armes étalées sur la table en bois brut, avant d'agir en vraie professionnelle. Comme d'habitude ? Il esquissa l'ombre d'un sourire dépourvu d'ironie, la suivant du regard alors qu'elle s'éloignait déjà préparer la commande, derrière son comptoir. Elle connaissait sa commande par coeur. Il venait ici de manière assez récurrente, sinon régulière. Il ne pouvait pas prédire exactement quand il viendrait mais il se passait rarement plus d'un mois sans qu'il ne fasse au moins une apparition. Les informations que lui donnait la Lokabrenna étaient précieuses et il aurait tort de s'en priver, il le savait. Comme son père avant lui, il y avait développé des habitudes. Sa place, sa commande, ses informations. Si sa commande venait à varier, c'était uniquement à cause d'un manque de ressources de la part de la tenancière. Il lui proposait parfois du gibier, quand il n'avait pas le compte en monnaie sonnante et trébuchante. Mais lorsqu'il le pouvait, il payait toujours le même prix, la commande plus quelques pièces récompensant les renseignement, autant que le service.

Un raclement de banc contre le dallage brut du sol lui fit détourner le regard. L'ivrogne âgé s'en allait d'un pas traînant, après s'être péniblement levé en s'appuyant sur le rebord de la table. Vyro serra les dents. Il détestait les vieux vikings dépourvu de dignité. La sagesse des anciens, le respect des ancêtres, il pouvait encore comprendre, lorsque les personnes en question étaient encore droites et dignes. Mais les alcooliques, les séniles, les cadavres en devenir sans plus aucune fierté, ça non. Il détestait ce genre d'être et s'il avait pu tous les exterminer, il en aurait été grandement satisfait.

La tenancière de La rose de Fer ramena ensuite l'attention sur elle. Pas pour longtemps, cependant. En douceur, elle déposa devant lui son habituelle écuelle de ragoût de lièvre aux pommes de terre assaisonnées d'Aneth, le tout accompagné d'un pichet d'hydromel particulièrement corsé. Il aimait bien cet alcool, n'ayant cependant jamais jugé important d'en connaitre la provenance. Tant qu'elle ne l'empoisonnait pas, il s'estimait satisfait. Il laissa échapper un grognement appréciateur, après avoir enfourné la première bouchée. Enfin un repas chaud et bon, une alliance aussi précieuse que rare, depuis qu'il courait par monts et par vaux pour faire régner la justice et l'ordre. Il trouvait le repas tellement agréable qu'il se fendit même d'un semblant de compliment « C'est bon. » La voix, abrupte et un peu gutturale, tranchait avec les mots et l'idée suggérée mais il n'en avait cure.

Il mangea encore pendant un moment, s'aidant aussi d'une miche de pain encore tendre pour saucer et accompagner la viande. Jusqu'à déclarer, en arrivant sur la fin de son plat « C'est calme.  » Il ne parlait pas beaucoup, ça s'entendait à l'intonation de sa voix. Ses phrases, courtes et rapides, étaient rares. Mais il poursuivit pourtant, après quelques bouchées supplémentaires « Skuli semble attendre un événement particulier ...  » Il laissait entendre qu'il attendait une réponse, sans avoir cependant posé de question. Vyro pouvait très bien forcer les gens à lui donner les informations qu'il désirait, c'était même là tout le corps de son métier. Mais en dehors de l’exercice de ce dernier, il aimait sous-entendre, obliger son interlocuteur à lui communiquer les renseignements voulus sans les avoir réellement demandé. Ingrid Lokabrenna avait finit par le remarquer, à force.