« C'est décidé ! Que je sois avalé par Jörmungand si tu n'deviens pas ma femme Ingrid ! Une beauté pareille peut pas rester seule aussi longtemps, fais pas ta farouche, regarde ta cousine on raconte que le Jarl il en profite bien hein ! »
« Que Hel m'emporte si un jour je devais t'épouser Vilfrid ! Même un Raudi serait plus agréable à vivre que toi ! »

Si Ingrid Lokabrenna devait se mettre à compter le nombre de demandes en mariage prononcés au sein de la Rose de Fer à son encontre, elle n'aurait pas fini que le Ragnarök s'abattrait déjà sur les hommes. Elle avait finit par ne plus y faire attention, trop confiance au sein de sa taverne d'où elle avait presque l'impression de dominer le monde. Peut-être un vieux reste de son ancêtre Loki, la suffisance des Lokabrenna, même si elle n'était pas un trait marquant du caractère de la tavernière, dormait tout de même dans ses veines. La nuit était tombée depuis longtemps et la taverne se vidait des ivrognes qui rentraient tour à tour chez eux. Bientôt elle devrait fermer boutique et renvoyer tous les hommes chez eux, à commencer par Vilfrid qui lui ne semblait pas si bien prendre que cela la réflexion qu'elle venait de lui balancer en pleine face.

« Par le marteau de Thor, femme ! C'était pas une question, tu m'épouseras et pas même le vieux fou d'Harald ne pourra m'en empêcher. »

Inquiète, Ingrid commença lentement à reculer. La taverne avait commencé à se vider plusieurs minutes auparavant et il ne restait plus que le prétendant éconduit – et plutôt en colère, et elle-même au sein de la Rose de Fer. Elle n'était plus aussi sûre d'elle, il n'y avait plus de témoins autour d'eux pour la rassurer. La peur avait rapidement repris ses droits dans l'esprit de la tavernière et laissait remonter les souvenirs qui l'avaient laissés traumatisée à vie. Elle revoyait la silhouette titubante de Wilbur l'entraîner sur les quais, la plaquant dans un coin sombre. Il lui arrivait encore parfois la nuit de sentir ses mains glisser sur son corps comme s'il n'était pas mort aujourd'hui, comme si son fantôme revenait chaque soir répéter ce qu'il n'avait pas eu le temps de terminer ce soir-là. Elle vivait dans la crainte permanente de revivre tout ça, comme si les Nornes avaient inscrits dans son destin qu'elle n'avait pas d'autre choix que d'être un objet de désir que l'on tente de prendre par la force plutôt que par la douceur et les mots. Vilfrid, le regard embué par l'alcool la fixait avec détermination, il s'était délibérément placé entre la sortie et Ingrid, l'empêchant de s'enfuir. Appeler à l'aide ne servirait à rien, à cette heure-ci nul ne traînaient dans les souterrains et il n'y avait aucune chance que Norell ou son père ne débarque à tout hasard à la Rose de Fer, tout deux en voyage, l'un de retour dans les Iles Glacées, l'autre dans les Wends pour s'occuper d'affaires quelconques.

« S'il te plaît Vilfied, au nom de Tyr calme toi. Je te promet de réfléchir à ta demande plus tard, mais je dois réellement fermer la taverne. Rentres chez toi. »

Comme pour lui signifier qu'il n'avait cure de sa réponse, l'homme continua de se rapprocher un peu plus de la Lokabrenna, un sourire satisfait aux lèvres, tel un chasseur heureux de voir sa proie coincée, incapable de lui échapper. Le palpitant d'Ingrid s'était depuis longtemps emballé et il ne semblait pas pouvoir tenir beaucoup plus longtemps. Plongée dans la panique, elle était immobile, son corps tout entier ayant décidé de ne plus bouger, laissant uniquement son esprit implorer chaque mage ancestraux de l'aider.

Tout c'était enchaîné très vite, trop peut-être même pour Ingrid qui n'avait pas eu le temps de voir le comique de la situation que les Nornes avaient décidées de provoquer. Elle avait imploré Tyr, mais ce n'était pas le mage lui-même qui était venu à sa rencontre, ce n'était pas le calme et l'apaisement, l'honneur et la justice qui était apparu devant elle. A la place, un autre Tyr s'était montré, un Tyr pas tout à fait dans son état normal. Sans un mot, il s'était jeté sur Vilfrid le frappant au beau milieu du visage créant un craquement sonore dont l'écho raisonna dans la taverne. La Lokabrenna en avait vu des bagarres éclater dans la Rose de Fer, mais c'était probablement la première fois qu'elle était aussi terrifiée par ce qu'elle voyait. Helgason semblait ailleurs, emporté par une colère qu'elle devinait liée à autre chose qu'à l'insistance dont faisait preuve Vilfrid face à elle. Les coups s'enchaînaient mais Ingrid était tout simplement incapable d'intervenir se contentant d'observer la scène qui se déroulait sous ses yeux. L'un comme l'autre était désormais dans un sale état, mais ce fut finalement Vilfrid qui mit fin à la lutte acharnée en balançant son poing dans le ventre de Tyr, le laissant à moitié inconscient sur le sol de la taverne.  « La prochaine fois Ingrid t’auras pas ce minable chevalier servant. » Avançant jusqu'aux grandes portes en bois de la taverne, la Lokabrenna réussit finalement à hurler quelques mots dans la nuit. « Que Hel t'emporte et ne te ramène jamais par ici. »

C'était en tout cas ce qu'elle espérait tandis qu'elle fermait à double tour la Rose de Fer afin de s'occuper de son ami qui gisait par terre, un vague sourire crispé aux lèvres. « Tu choisis toujours aussi mal tes…» amoureux, prétendants, amis, la liste pouvait pleine de sarcasme que Tyr avait à sa disposition était longue. « Salut Ingrid » Sans dire un mot, la Lokabrenna partie à l'arrière de la taverne chercher de quoi nettoyer le sang qui avait tâché le visage de son sauveur. Ce n'était pas la première fois qu'il la sortait d'une situation dans ce genre, elle se souvenait parfaitement de cette fois où il l'avait aidé à se débarrasser de Roman qui devenait de plus en plus agressif à mesure qu'elle tentait de l'éviter – entre temps les choses ne s'étaient pas arrangées mais au moins elle savait maintenant faire diversion pour ne pas se retrouver seule avec un homme. A dire vrai, hormis les Lokabrenna, Tyr était le seul qu'Ingrid ne craignait pas. Le fait qu'il est été celui venant à son secours avait créé entre eux un lien particulier. Il était son seul ami.

« Désolée, il a tendance à se croire né de la barbe d'Odin et il a probablement du sang roux dans les veines ce qui n'arrange rien. » Le plus délicatement du monde, Ingrid commença à éponger le sang sur les mains de son ami, avant de s'attaquer à son visage qui portait déjà des traces d'un combat ultérieur. « Tu cherches la bagarre ce soir Tyr ? Ton nez est à moitié cassé, il s'est passé quoi ? » L'inquiétude pouvait se lire sur le visage de la tavernière. Elle connaissait Tyr, elle le savait tête brûlée – il lui fallait au moins ça pour aller chasser les dragons, fougueux, impulsif, mais ce n'était pas son genre de s'acharner de la sorte dans un combat comme il l'avait fait ce soir. Quelque chose d'autre s'était forcément produit et la curiosité légendaire de la tenancière de la Rose de Fer finirait par être satisfaite. De toute façon, elle ne comptait pas le laisser partir dans cet état.

Les amis d’Ingrid Lokabrenna se comptaient sur les doigts d’une main. Hormis sa famille, la tenancière de la Rose de Fer n’aimait pas réellement se lier aux autres. Elle avait appris à faire semblant, un sourire, un mot gentil, retenir les prénoms. Elle était une excellente commerçante, ce n’était pas pour rien qu’elle avait fait de la Rose de Fer la taverne la plus appréciée de tout Skuli. Plus encore, les amis masculins de la descendante de Loki étaient inexistants, Tyr Helgason malgré sa réputation était probablement le seul qu’elle osait appeler de la sorte. Elle connaissait son penchant pour la boisson –il était d’ailleurs l’un de ces meilleurs clients, mais au-delà du regard brouillé par l’alcool elle décelait autre chose. « T'aurais pas du Voltiflor dans l'auberge par hasard ? Dans mon souvenir ce machin-là fait un bien fou. Tu sais bien que je suis trop cancre en magie pour essayer de me rafistoler alors. » Une tentative de sourire qui avorta dans une grimace. Tyr devait vraiment être dans un sale état pour se moquer de lui-même comme ça. Elle pourrait lancer elle-même un sort de guérison, mais Ingrid eut la présence d’esprit de ne pas le faire. Ce n’était réellement pas le moment de lui rappeler qu’elle était capable de le faire, car elle était restée à Durmstrang jusqu’au bout. « Tu as de la chance, un homme de passage n’avait qu’une Voltiflor sur lui pour payer sa consommation aujourd’hui. »

Alors qu’elle déposait la plante qui permettrait de soulager un peu la douleur de son ami, Ingrid déposa sa main sur la tête d’Helgason afin de s’assurait qu’il n’avait pas reçu de coup qui l’aurait fait saigner de la tête. « Siri Freknur est passée. » Voilà que la curiosité d’Ingrid n’avait fait qu’accroître. Elle connaissait Siri, elles étaient aussi proches qu’une Lokabrenna et une descendante d’une branche mineure des Raudi pouvaient l’être. Pourtant, jamais auparavant elle n’avait entendu parler d’une quelconque relation entre ses deux camarades. En revanche, connaissant le caractère d’éleveuse de moutons, elle s’étonnait un peu de l’état du nez de Tyr. « Il a dû se passer quelque chose de vraiment grave pour qu’elle te brise le nez, non ? Tu l’as dragué alors que tu avais bu un peu trop d’öl ? » Pour l’instant, Ingrid préférait ne pas mettre en lumière le fait qu’elle connaissait Siri. Si Tyr ne lui fournissait pas les réponses, alors elle irait interroger la principale intéressée. « Tu devrais le savoir pourtant qu’il ne faut pas énerver les femmes aux cheveux roux, ta sœur a aussi un sacré caractère si je ne me trompe pas. Comment va Freyja ? Elle s’ennuie toujours autant à Durmstrang ? » Une intuition avait poussé la tavernière a changé de sujet de conversation pour le moment, de toute façon avec l’effet anesthésiant de la Voltiflor d’ici quelques minutes Tyr n’aurait plus aucun secret pour elle.
Se rendant compte des pensées, Ingrid culpabilisa quelques secondes de se comporter comme son père ou Norell le ferait. Elle avait beau être une Lokabrenna, descendante de Loki, père de la fourberie, elle essayait pourtant de se démarquer de sa famille. Elle mettait un point d’honneur à ne juger personne, qu’importe la pureté du sang ou les opinions personnelles. Seulement, sa curiosité maladive la poussait parfois à toutes sortes de bas stratagèmes dont elle avait un peu honte. Mais Tyr était son ami, c’était pour son bien si elle agissait de la sorte, après tout, elle ne pouvait pas l’aider si elle n’avait aucune idée du mal qui le rongeait ? Non ?