En sortant de sa hutte, le premier réflexe d’Hella fut de maudire le froid. Certes, elle était habituée aux hivers, pour en avoir vu passé une bonne grosse vingtaine, mais jamais elle ne s’habituerait à cette glace pénétrante, à la sensation d’avoir les poumons gelés et lourds. Elle avait déjà du mal à respirer au quotidien, l’hiver n’arrangeait absolument rien pour elle. Mais Herluf était à la hutte, et elle voulait l’éviter autant que possible. Depuis que le potier était revenu de son voyage d’affaire, la communication passait encore plus mal que d’habitude. Mais qu’Odin soit loué, il était déjà en train de planifier le prochain, et n’avait que peu de temps à consacrer à son épouse, ce qui permettait à cette dernière de profiter d’une paix relative.
D’ordinaire, elle s’accomodait plutôt bien de la présence d’Herluf. A force de partager une maison, elle avait apprit à vivre avec lui, et d’arrêter de maudire sa présence. Il lui était difficile de lui porter toute forme d’affection, mais au moins il n’y avait aucune animosité entre eux. Du moins la plupart du temps. Il semblait même éprouver pour elle un certain attachement. Peut-être parce qu’ils coexistaient en silence et arrivaient quand même à se comprendre.

Cependant, elle avait quand même besoin de s’échapper. La dernière semaine avait été très agitée, et Hella n’avait pas encore bien assimilé les conséquences de ce qu’il s’était passé à Jòl. En vérité, ils n’avaient pas eu beaucoup d’informations, après les arrestations de Grim et des autres, et même si la rumeur disait que ce n’était que le début, il n’y avait aucun moyen d’en être sûr. Bien sûr, son frère devait savoir. Mais lui aussi, elle l’évitait comme la peste. Forcée de le revoir au-dit évènement le temps d’un Raido, ils avaient à peine eu le temps d’échanger trois mots que la fête avait tourné au carnage. Depuis, elle gardait précieusement l’épée qu’il lui avait mise dans les mains ce jour là, avant d’être entraîné par la foule. Elle n’avait aucune idée de si c’était un cadeau, ou s’il avait voulu être certain qu’elle saurait se défendre au cas où, s’il n’était pas près d’elle. Et elle le détestait pour cette attention. Hella essayait de toutes ses forces de ne ressentir qu’aversion et dégoût pour son frère aîné, le cœur de margyr, son bourreau, son cauchemar. Malheureusement, les choses n’étaient pas si simples, comme l’avait démontrée leur aventure avec le fils Viggrrinirr.

Pour l’heure, elle voulait retourner sur les lieux du crime, essayer de comprendre ce qu’il s’était passé. Une fois arrivée à Skuli, ses pas la menèrent tout naturellement à la rivière, là où les margyrs avaient attaqué. Quand la sang-mêlée essayait de se rappeler la scène, la plupart des éléments étaient flous. Tout s’était passé tellement vite. Elle se rappelait avoir essayé de sauver la jeune femme blonde qui avait été jetée à l’eau, Heÿlda la Bannie, avait-elle apprit plus tard. Puis ils s’étaient retrouvés à quatre, pour essayer d’endiguer les dégats. Puis il y avait eu le pyromane. C’était peut-être le seul moment qui était clair comme de l’eau de roche dans son esprit. Sans fioritures, sans trou noir. Elle se souvenait de chaque seconde, et de chaque battement de son palpitant. Du mouvement de son épée, du cri à fendre l’âme de sa victime lorsqu’elle avait tranché sa jambe à l’aide de la lame de Vyro.

Tandis qu’Hella s’assit sur le rebord du ponton, elle se repassait la scène en boucle. Cet instant là avait tout changé pour elle. Le moment où elle avait altéré son statut de victime avec celui de bourreau. Elle aussi avait basculé. Certainement, quelque part à Valhalla, sa défunte mère pleurait toutes les larmes de son corps. Et son père la regardait en souriant. Elle n’avait pas osé regarder son frère dans les yeux après cela. L’idée qu’il puisse penser qu’elle devenait comme lui lui était insupportable, et pourtant… Elle avait bien réagi. En situation d’urgence, elle avait fait ce qu’il fallait. Au final, les informations avaient été soutirées, et le coupable arrêté. Elle n’avait pas hésité ; elle avait été forte. Mais au-delà de ça, elle ne pouvait pas s’empêcher de sentir qu’encore une partie d’elle lui avait été arrachée. Un énième petit bout, insignifiant comparé à tout ce qui était déjà partie, mais tout de même. Quand elle repensait au discours qu’elle avait fait à Nasrin Heill sur le monde viking, et comment une femme ne devait pas avoir peur de se salir les mains pour survivre et faire avancer la société. En vérité les choses étaient bien différentes lorsque l’on tenait l’arme soi-même. Peut-être qu’elle comprenait mieux la position de son frère, au fond.

Doucement, la sang-mêlée sortit son arme de son fourreau. Au fond, elle espérait que Vyro ne vienne pas réclamer le retour de l’objet. Elle avait développé envers lui une affection et un lien tout particulier. Herluf sauterait au plafond s’il apprenait qu’elle possédait une épée, mais elle était excellente lorsqu’il s’agissait de cacher des choses et de garder des secrets.

Elle raffermit sa prise sur l’objet en entendant des pas derrière elle. D’un mouvement de tête si rapide qu’elle en eut presque un torticolis, elle scruta l’intrus pendant quelques secondes, puis se détendit. Elle était en territoire –sinon ami– allié. A priori, elle n’avait rien à craindre d’Osbern Saether. Et s’il se révélait plus fourbe qu’il n’en avait l’air, elle avait son arme. Mais ils avaient affronté les péripéties de Jòl ensemble, et l’homme bourru lui avait laissé une bonne impression, ce qui était assez rare pour qu’on y prête attention. Pour une chose, il avait notifié sa présence. Plus étrange encore, il ne l’avait pas pris pour une folle. Et l’élément le plus bizarre de tous ; il avait eu un mot gentil pour elle. C’était un euphémisme de dire que cela ne lui arrivait pas tous les jours. Cela dit, en voulant aller par là, Hella ne leur en laissait pas la chance.

Osbern s’était arrêté, et lança d’un ton prudent : « Hella ». La concernée acquiesça brièvement, pour lui rendre la salutation. Elle se calma, presque instantanément, décidant que non, l’homme n’était pas menaçant. Il était plus un allié qu’autre chose. Il dut sentir la disparition immédiate de l’animosité, car il recommença à avancer doucement sur le ponton. D’un coup de tête, il désigna l’épée qu’elle tenait entre les mains. « Désolé, il n’y a plus rien à trancher ici. J’ai fait le ménage. » Hella ne peut empêcher un léger sourire d’apparaître sur ses lèvres. Il ne la méprisait pas, il plaisantait avec elle. Ces deux simples faits le différenciaient d’à peu près la totalité de Skuli, et pour cela elle se sentait assez en sécurité pour arriver à apprécier son intérêt. Le souvenir de Jòl était encore marqué au fer rouge, et mille questions se bousculaient dans sa tête. La toute première étant évidemment la légitimité des attaques, le « plus grand bien » comme on pouvait l’appeler. Tous les avantages de cette révolution étaient en totale contradiction avec sa colère d’avoir été confinée dans un éboulement, après qu’on ait tenté de la brûler vivante et de noyer son frère. Et pire encore ! Dans l’histoire elle avait eu à jouer les baby-sitters. Cette histoire la travaillait plus qu’elle ne l’aurait voulu. « T'as encore semé Vyro ? » demanda Osbern.
Le sourire de la jeune femme s’effaça quelque peu à la mention de son frère et bourreau. Elle remerciait les mages chaque jour lui passait sans qu’elle ait croisé Vyro. Ils ne s’étaient pas revus depuis les fameux évènements de Jòl, ce qui rendait sa vie beaucoup plus facile. Tous ses instincts lui criaient de ne jamais lui pardonner, et de l’éviter toute sa vie si elle le pouvait. Elle ne voulait pas apprécier le fait qu’il avait fait son possible pour sauver des innocents à Jòl, et elle détestait le fait qu’il ait été sauveur et elle bourreau. Ils avaient échangé les rôles pour un moment ; et elle entendait le rire appréciateur de son frère dès qu’elle se remémorait ce qu’elle avait fait avec son épée. Elle avait aimé ça, et pour cela, elle n’était pas sure de bien pouvoir se pardonner aussi. Si la jeune femme n’avait pas enterré depuis longtemps la tapisserie de sa mère dans les bois, et ainsi cessé de se raccrocher à elle, la question « que penserait donc sa mère d’elle ? » lui briserait le cœur. Pour l’heure, Hella se contenta de répondre faiblement : « C’est un exploit qui mérite effectivement d’être souligné. » Elle souhaitait pourtant dévier la conversation sur autre chose que Vyro. Sa réponse était déjà ambigüe, il était nécessaire de ne pas insister là-dessus.

La sang-mêlée imaginait que justement, Vyro avait eu plus d’informations qu’elle concernant les conséquences de Jòl, et les réponses qu’ils avaient éventuellement pu soutirer au prisonniers capturés. Hella ressentit une vague de nausée –ou de fierté ? – en se rappelant que l’un d’entre eux n’avait plus de jambe. Mais Osbern faisait partie du coup, elle avait entendu parler de son expédition à Durmstrang, il était proche de tout ça, plus proche qu’elle en tout cas. « Tu as eu d’autres infos concernant les prisonniers ? » Elle avait retourné la tête vers son interlocuteur, espérant à la fois qu’il pourrait la renseigner, et que ce serait suffisant pour le divertir de la réponse qu’elle avait donné quelques instants plus tôt.

Hella se demandait également comment Osbern avait vécu les évènements après tout. Dans les jours qui avaient suivi, elle avait essayé de rassembler ci t là quelques informations sur le sang pur, et elle avait apprit la façon tragique dont la femme de ce dernier était décédée. Subir une attaque de margyrs à Jòl, alors que c’était une fête durant laquelle il était justement sensé essayer d’être heureux et de célébrer, avait du être dur pour lui. Elle voulait aborder le sujet mais elle ne savait pas comment, ayant peur de paraître maladroite, et puis après tout ce n’étaient absolument pas ses affaires. Alors elle se tut, et attendit une réponse de l’homme bourru qui se tenait désormais à côté d’elle.