“There is no good and evil, there is only power, and those too weak to seek it.”

« C’est le moment où on rejoint Valhalla morts de froid, n’est-ce pas ? » Osbern grelottait dans son dortoir, assis en tailleur sur son large lit. Devant lui étaient ouvert quelques livres, un parchemin sur lequel on pouvait difficilement lire son écriture tremblotante. L’encre n’avait même pas réussi à sécher à cause de l’humidité de la pièce, bavant par certains endroits. Une peau de bête recouvrait ses épaules déjà larges pour un gosse de dix-neuf années révolues. Le garçon venait des montagnes du Noregr, il connaissait pourtant les forts blizzards qui léchaient les côtes rocheuses de son village natal. Il clamait n’avoir peur de rien, ni de personne : il avait tué son premier troll à seize ans tout de même ! Et pourtant, ce soir-là dans l’institut majestueux de Dürmstrang, au sein de ses murs froids et sifflants, le jeune Sæther était persuadé d’y laisser sa peau. Il avait toujours été un peu capricieux, toujours grognon. Dès sa plus tendre enfance, il était satisfait dès lors que tout se déroulait comme il l’avait voulu. Lui qui avait exigé d’avoir sa première hache à dix ans, se l’était planté dans le doigt à onze et avait réclamé de monter à bord d’un knörr à douze, il pensait que rien, personne ni même Loki ne parviendrait à heurter sa vigueur. Conclusion bien hâtive et bien présomptueuse quand il était même incapable de tenir sa plume correctement pour écrire son devoir. Sans même toucher ses effets, il les envoya valser d’un geste de la main. Il n’avait jamais compris l’intérêt d’un bout de bois pour lancer de sortilèges. Qu’importe la taille, ça restait une ramure encombrante là où ses mains s’avéraient des armes davantage rapides et efficaces. Il se targuait parfois d’observer les Vondr déambuler avec leurs précieuses brindilles. Plus particulièrement le Joren qui donnait tant de mal à la réputation de son père. Son père Roald dont le nom signifiait ‘puissant par la renommée’ s’était toujours éreinté à fièrement représenter son patronyme. Constructeur de bateaux depuis déjà plus de vingt années, il était le confiant bâtisseur du Loup des Mers, la merveille nautique du clan Raudi. Osbern s’était senti comme Njörd lui-même d’avoir assisté à l’inauguration de ce knörr prometteur c’est-à-dire haut comme trois pommes, encore dans les bras de sa mère en train d’applaudir l’exploit de son paternel. Aujourd’hui il aspirait à reprendre le flambeau, à surpasser même les talents de l’artiste Sæther pour que leur nom se perpétue à jamais au-delà des Vondr. Une ambition disproportionnée qui avait toujours habité le cœur du viking, désireux de tout avoir maintenant, de tout réussir du premier coup. Autant dire que ce soir-là l’agaçait déjà. « Qui peut justifier l’intérêt de la zoomagie ? Seul Höd avait trouvé utile d’étudier la théorie des animaux, ma parole… » Quand on connaissait le triste sort qui avait frappé le mage ancestral, il était facile de découvrir l’opinion d’Osbern quant à cette matière enseignée. Il jurait souvent par les mages ancestraux, se permettait quelques réflexions à l’encontre des traditions. Mais tout ça n’était que le résultat fortuit de son tempérament indomptable et spontané. « As-tu fini de te plaindre, on dirait un Braell. » La voix mielleuse mais ferme de Frida Oddi acheva de blesser l’égo d’Osbern qui se renfrogna. Depuis leur première rencontre dans le labyrinthe de Dürmstrang, à l’aube de leur vie, ils ne s’étaient quittés. Il n’y avait qu’elle pour réussir à apaiser l’esprit enflammé du jeune homme, de le remettre dans le droit chemin quand il s’égarait. « Puis il est vrai que vous êtes le plus expérimenté en matière de créatures sauvages, aussi fort que Thor. » Ajouta-t-elle, moqueuse, tout en le gratifiant d’un clin d’œil équivoque. Elle faisait bien sûr référence à la cicatrice qui ornait sa paupière gauche, vestige de son tête-à-tête malheureux avec un Hippogriffe mal luné, de son instinct protecteur, de sa façon de croire qu’il est le plus fort. Vexé, il haussa les épaules, tout d’abord désinvolte. Quittant soudain sa couverture de fortune, il attrapa Frida par la taille pour la faire tomber brutalement sur son propre lit. Osbern avait toujours eu une façon particulière de démontrer son affection, son amitié. Les mots doux très peu pour lui. « Je te défie au prochain cours de métamorphose, Oddi. On verra bien qui naviguera le dernier. » Il plaqua un violent baiser sur le front de la brune avant de se relever et de rabattre sa capuche sur sa tête. Il reprit son manteau de fourrure qu’il enroula autour de ses épaules. Remarquant le regard dubitatif de sa meilleure amie, il poussa un soupir. « Je sais mes escapades nocturnes seront un jour punies. En attendant, je compte sur toi pour me couvrir. » Dans l’encadrement de la porte massive, il lui adressa un dernier sourire avant de filer vers des activités bien plus réjouissantes.

Ses doigts fourrageaient ses mèches blondes auxquels la lune donnait des nuances ivoirines. Sa joue déjà tapissée d’une barbe légèrement drue caressait sa mâchoire élégamment dessinée. Aussi belle qu’Idun, Osbern aurait pu le crier sur tous les toits, à travers tous les océans. C’était presque chaque nuit qu’il se faufilait à travers le territoire désert de Dürmstrang pour rejoindre les abords du labyrinthe. Il n’avait qu’une heure ou deux tout au plus avant que le personnel n’apparaisse aux portes des dortoirs, pour une nouvelle ronde nocturne. Le gigantesque labyrinthe, ces dédales de dangers et de risques étaient le témoin muet des premiers émois du jeune viking. Depuis le début, il avait choisi cet endroit reculé de l’établissement, à l’abri des regards pour la rejoindre. Il se moquait de subir les foudres de ses professeurs tant que sa passion était assouvie, qu’il pouvait poser un peu plus longtemps ses mains maladroites sur ces courbes divines. L’amour ne l’avait pas encore foudroyé. A vrai dire, à cet âge-là, il était peu convaincu qu’il ne puisse un jour ressentir des sentiments profonds pour une femme. Son père l’avait averti : il ne ferait pas pression pour qu’il ne se marie mais nul ne doute que sa future épouse serait également la garantie d’une union entre clans du Noregr. Le mariage d’amour, Osbern n’en avait cure à l’époque. Il était persuadé qu’il posséderait n’importe quelle femme qui l’attirerait pourvu qu’il s’en donne les moyens, qu’il ne saurait jamais se contenter d’une seule âme pour combler la sienne. Heÿlda, la belle, n’était certainement pas l’unique objet de ses pensées mais pour l’heure, elle hantait tous ses désirs. Le goût du risque mêlé aux gestes charnels, voilà bien un danger auquel Osbern aspirait. Parfois, il pouvait percevoir à travers leur souffle court, les hurlements et les grognements des bêtes énigmatiques du labyrinthe. Alors qu’ils se dissimulaient derrière la première haie juste à l’orée, la jeune élève pouvait sentir les lianes feuillues se muer derrière son dos, enrouler parfois ses poignets pour la happer. Mais lui la libérait toujours de cet étau végétal, la libérait pour mieux l’enfermer dans l’étreinte de ses bras. Au goût sucré de ses lèvres s’ajoutait la saveur malsaine des menaces de son jumeau. Ce dernier semblait ne pas accepter la relation secrète qu’entretenait Osbern avec sa sœur mais quel droit avait-il ? En Scandinavie, c’était la loi du plus fort. Et l’orgueil du blond le poussait à ignorer les avertissements jaloux et à profiter à loisir des caresses interdites dans l’enceinte de Dürmstrang. Le jeune homme recherchait sans cesse ce sentiment de liberté, de transgression. L'institut sorcier n'avait de cesse de leur rappeler combien la société viking était rude et ne laissait pas de répit aux plus faibles. L'alliance des clans, les rivalités, la magie ultime, les explorations et les guerres. Au sein de l'établissement, se dessinait un tableau miniature de ce qui les attendait à l'extérieur et c'était dans l'inconnu et la passion qu'Osbern effaçait ses craintes de futur homme.

“From a house you see a sooty roof, from a ship you see Valhalla.”

Une goutte de sueur perlait sur le front d’Osbern, concentré à sa tâche. Sous l’œil avisé et professionnel de son père, il remuait lentement ses mains dans le vide, faisant appel à la magie pour hisser le haut mât au centre du langskip. Déjà deux années qu’il était sorti de Dürmstrang et qu’il avait acquis les connaissances nécessaires pour assister son père dans son métier d’excellence. Il était toujours fasciné par ces knörr imposants et l’équipage de renommée qui les faisait voguer à travers les flots agités. S’il prenait un véritable plaisir à soutenir toutes les étapes de la construction d’un tel navire, il avait d’autant plus hâte de le pousser à la mer et de naviguer lors d’expéditions aventureuses. Roald avait bien compris que son unique fils était fait pour conduire les bateaux plutôt que de les édifier malgré son habileté certaine. « Tu seras un vrai bâtisseur lorsque tu sauras ériger un véritable knörr avec seules tes mains comme instrument. La magie acquiert la rapidité mais tes mains font l’âme invincible du navire. » Avait-il dit ce matin, ne perdant pas une miette des gestes de son fils. Il l’avait repris ça et là, l’avait critiqué pour mieux le motiver. Le défi avait toujours été un moteur indispensable au sang de son sang et il usait de cette particularité sitôt qu’Osbern montrait des signes de lassitude. Toutefois, pour la première fois, ce fut le paternel qui interrompit son fils alors qu’il hissait la voile, celle-ci se gonflant aussitôt sous la bourrasque du soir. « Hâtons-nous, ce soir, tu deviens un chef de famille. Il ne faudrait pas faire attendre le Jarl. » Il asséna un coup de poing dans l’épaule du blond et malgré son âge vieillissant, il gardait toujours cette force légendaire qui lui avait permis de soulever des troncs larges comme le marteau de Thor. Osbern s’exécuta, époussetant ses braies crasseuses sur lesquelles s’était déposée une fine pellicule de poussière de bois. Ce soir, il allait se marier. Tandis que la mémoire de son festarmal était de vagues bribes de souvenirs ivres – la festaröl avait particulièrement été corsée et il soupçonnait encore une farce de son père en guise de cadeau de fiançailles - , il attendait seulement d’apercevoir quel festin enivrant leur avait-on préparé pour ces noces.
Osbern tenait la main de sa future mariée Sighild, face au Jarl du clan. Il ne réprimait pas un regard avide et fasciné par la beauté qui se tenait à ses côtés. Ses cheveux blonds étaient relevés par un épais ruban bleu, comme la tradition l’exigeait. Sur son passage, la fine silhouette laissait des effluves d’oranger, d’extraits d’Edelweiss et d’autres fragrances capiteuses que les demoiselles d’honneur avaient diluées dans le bain préparatoire à la cérémonie. Ses yeux du vert des forêts en Harpa brillaient d’une lueur à la fois heureuse et malicieuse. Dès qu’ils s’étaient rencontrés, Osbern avait décelé dans ses prunelles cette espièglerie permanente et cette force de caractère. Dès qu’il lui avait adressé la parole, il avait su qu’elle serait sienne. Braell soient les vikings qui ne respectent pas l’héritage des clans et lui-même avait succombé au mariage sitôt qu’on lui avait proposé Sighild en guise d’épouse. Leur dot respective avait satisfait chacun des parties et on avait organisé le mariage pour le Gormánuður lorsque la jeune femme quitterait l’institut sorcier. A vingt-trois ans, Osbern avait été choisi pour l’accompagner dans la vie viking jusqu’à ce qu’ils ne périssent au combat, il l’espérait. L’union fut prononcée, les offrandes et les blots donnés. Le marié avait invoqué le mage Thor pour qu’il foudroie le jeune couple de félicité tandis que la nouvelle épouse s’en était remise à Frigg pour veiller sur leur avenir. La nuit fut fastueuse et enivrante comme Osbern l’avait espéré. Tous les membres de leurs deux clans étaient réunis sous la lune claire et les flammes du feu de cheminée. L’hydromel coulait à flots, les poissons séchés et autres plats succulents se succédaient tout au long du repas. L’homme festoyait grassement avec ses compagnons, débitant les pires plaisanteries de sa vie. « Quoi les Vondr ? Que Joren vienne me planter sa brindille où je pense, ma hache l’attend ! » Cria-t-il à qui voulait l’entendre, sa corne remplie à la main. « On fera jamais plus croulant qu’Öfugr… » Avait-il chuchoté un peu trop fort à son voisin de table. « Ca sera le jour où les Oddi partageront un navire avec les Järnsida. » Protesta-t-il quand on prédisait que Sighild saurait mater l’ours que représentait Osbern. « Plutôt faire affaire avec les Heill… » « Même les Lokabrenna ne saurait se faire plus beaux en trichant. » Avait-il dit en souriant à Frida, présente pour l’occasion. Ne disait-on pas que ce qui se disait la nuit du mariage s’évaporait à tout jamais à l’aube ? « Plus fracassante que les Raudi, je vous dis. » Il avait même juré sur le nom de Frigg, clamant que sa femme était d’une beauté bien supérieure à la sienne. Que tous deux vogueraient vers Valhalla, à un âge égrotant et couverts de triomphe. Même dans le bonheur, Osbern n’avait jamais fait dans la demi-mesure et tout le village côtier se souvint encore de cette nuit comme un moment important dans le Noregr.

Osbern envoya furieusement sa hache qui alla se planter dans l’arbre le plus proche. Les runes gravées sur la lame fendirent le tronc qui menaçait maintenant de craquer. Rien n’allait, rien ne se déroulait comme il le voulait. Et Loki savait combien la frustration nourrissait une rage folle. Plus d’une décennie qu’il s’exerçait chaque jour, qu’il disparaissait à travers bois dans l’espoir de revenir sous cette autre forme mystérieuse. Combien d’heures et de force avait-il perdu en essayant de se muer, de devenir cet animagus dont il rêvait tant. Depuis son premier cours sur la métamorphose, il était convaincu qu’il ferait partie de ces rares sorciers à maitriser ce don. Il était persuadé qu’il avait la volonté et la puissance nécessaire à cette transformation. Alors que Frida depuis déjà plusieurs années prenait la forme d’une douce hermine quand elle l’exigeait, lui était tout juste bon à ressentir des douleurs physiques et une faille béante dans son égo blessé. Ils avaient produit les mêmes efforts, s’étaient entrainés sans relâche. Pourquoi par le Jörmungand, était-il aussi bon qu’un Braell ?! Il s’assit sur une souche d’arbre, tremblant. « Tu penses trop avec ta tête. » Glissa une voix féminine derrière lui. Sans même qu’il n’ait besoin de se retourner, l’aura apaisant de sa femme Sighild enveloppa ses épaules contractées de fureur. Elle posa sa main sur l’une d’elle avant d’enrouler ses fins bras autour de son cou. Son parfum léger ensorcelait l’odorat du viking qui calmait quelque peu sa tempérance fougueuse dès qu’elle était dans les environs. « Un viking doit pouvoir réussir ce qu’il entreprend. » Lâcha-t-il sur un ton amer. « Il est vrai. » Sans en dire plus, elle se redressa en entrainant son mari par  la main. Ses pas les guidèrent jusqu’au rivage d’une rivière qui se jetait droit dans la mer plus loin au large. Etait accosté un petit knörr dont la proue représentait fièrement une figure de dragon. Sous sa mâchoire entrouverte était gravé un S barré qui laissait deviner l’auteur de cette œuvre de bois. L’étrave était sculptée de sorte de recouvrir entièrement la coque. Les bordés étaient assemblés à la main par des rivets de fer, enchantés pour ne pas subir l’attaque de l’eau. La quille, en forme de T, tenait d’un seul tenant. Il avait fallu des semaines entières à Osbern pour dénicher un arbre suffisamment grand pour la longueur du navire. Ce dernier avait été façonné entièrement à la main, durant des mois de labeur durant lequel Osbern avait voulu devenir un véritable architecte. Celui qui n’avait besoin de bâton ou de magie. Voyant où Sighild voulait en venir, l’homme la considéra d’un air dubitatif. « Il prendra jamais l’eau. Les charpentes sont trop légères. » Aussitôt son regard clair rencontra les yeux malicieux de sa belle tandis qu’elle répliqua d’une voix ferme. « Tes charpentes sont solides, Osbern. » Et il sut qu’elle n’évoquait pas seulement le navire.

Ylir, 1293. Cette nuit-là fut reposante, presque nouvelle. Osbern avait dans l’intention de reprendre son entrainement au petit matin, là où la brise glaciale saurait éveiller ses sens. Lorsqu’il se leva, il ne trouva pas Sighild dans sa couche, à ses côtés. Sans doute était-elle partie à la recherche d’herbes et plantes guérisseuses, elle qui avait ce don avec la flore scandinave. Elle lui avait inculqué quelques-unes de ses connaissances, révélant certains secrets des onguents. Il aurait pu l’écouter durant des heures tout comme elle, adoratrice des récits d’expéditions et de guerre. Il accrocha sa hache de jet à sa ceinture, aspergea son visage d’eau de source avant de sortir de sa demeure côtière. La vue à laquelle il assista soudain le glaça d’effroi. Le knörr n’était plus là, accosté en attendant d’être achevé. Il l’avait pourtant laissé là, alors qu’ils étaient rentrés pour se réchauffer mutuellement. Il connaissait son village, son clan. Personne n’aurait été stupide pour lui dérober un navire qui n’était même pas assuré de braver les vagues violentes de la mer. Il s’approcha du bord de l’eau quand il remarqua qu’elle n’était pas limpide. Plus il s’enfonçait dans l’eau, plus elle prenait une teinte légèrement rougeâtre. Son cœur fit un cruel bond dans sa poitrine quand il leva la tête à l’horizon. A la surface, flottait un corps inanimé dont s’échappait ce sang qui colorait macabrement sa rivière. Osbern se jeta dans l’eau hivernale pour nager jusqu’au cadavre. Il crut manquer de souffle mais non pas à cause du froid mais quand il reconnut le visage exsangue de sa femme. Alors que des gémissements de colère et de détresse s’échappaient de sa gorge, il entoura son bras autour de sa poitrine, au-dessus de la plaie béante et de son ventre grignoté. Il regagna la côte et trouva simplement la force de se laisser tomber là. Suffoquant, il chercha à mains tremblantes un quelconque signe de vie. Mais les yeux de Sighild fixaient inlassablement le vide tandis que son âme avait déjà quitté le Midgard pour les contrées de Valhalla. Elle était chaudement vêtue, s’étant certainement préparée à l’aube. A sa ceinture était encore accroché un compas qu’elle lui avait dérobé pour accompagner sa première expédition. Elle avait toujours eu l’âme d’une shieldmaiden, l’avait provoqué maintes fois en duel, manquant parfois de le battre. Elle avait voulu lui prouver que son knörr était suffisamment résistant pour affronter les mers. Elle avait navigué au petit matin, avait remonté la rivière pour rejoindre la mer paisible de l’ouest du Noregr. Mais sitôt les frontières franchies, les Margygr s’étaient fait un plaisir d’attaquer ce navire frêle à l’unique matelot. Nul doute qu’elle s’était défendu mais que pouvait-elle faire contre une horde de créatures sanguinaires sans foi ni loi que la magie ne repoussait que pour un court instant ? Ce jour-là, on entendit jusqu’à Hol Troll le hurlement d’Osbern.

Osbern posa sa tête fiévreuse sur l’écorche ardue de l’arbre, haletant. Près de dix années qu’il avait fourni tous les efforts nécessaires, toute la concentration possible jusqu’à s’en faire saigner le nez. « Tu penses trop avec ta tête. » Avait-elle vu juste ? Avait-elle prédit que ce moment surviendrait lors de la journée la plus funeste de sa vie ? Se laissant glisser contre l’arbre jusqu’au sol terreux, Osbern observa ses mains encore tremblantes de son exploit. La douleur qu’il ressentait au plus profond de ses entrailles était encore là. Ca n’était plus la douleur de l’échec, de la frustration après tant d’années à essayer de trouver son âme d’animagus. C’était une douleur bien plus profonde, celle qui vous rongeait le cœur et vous donnait ce goût amer à la vie. Les funérailles avaient été dans le respect de la tradition. Il n’avait pas manqué sa flèche qui avait enflammé le langskip funéraire, au large du Noregr. Puis dans les heures qui suivirent, il réussit enfin. Il n’avait été que force et persévérance là où le triomphe n’attendait que l’esprit et l’honnêteté. Celle d’être l’homme à part entière, avec ses faiblesses et ses failles béantes. C’était en ce jour le plus déchirant qu’il avait enfin réussi à se transformer. Il avait hurlé pour ne pas laisser de larmes couler sur son visage éreinté, avait erré toute la journée dans les bois de son fjord dans lequel il s’était refugié. Ce fut dans le désespoir qu’il avait fermé les yeux, avait puisé toute l’énergie qui restait dans son corps épuisé pour enfin se laisser fondre dans l’animal. Un énorme ours brun, un bjarndýrv au poil dru et aux pattes gigantesques. La cicatrice à son œil gauche rappelait celle de son double. Ce soir-là, l’animal avait couru à travers bois, rivières glacées, terre boueuse. Il avait marqué toutes les écorces de ses griffes acérées, avait poussé les grognements de la détresse animale. Il retrouvait en la bête ce qu’il n’avait pas trouvé en l’homme et ce qu’on lui avait toujours reproché en temps qu’homme se décuplait chez la bête. A trop vouloir forcer le destin, il n’avait retardé que l’échéance de sa première transformation. L’ours était sa force, la représentation de sa personnalité ambivalente et de la douce violence de son être. Il aurait tant aimé qu’elle ne le voit, qu’elle comprenne qu’il se voyait enfin comme elle l’avait toujours vu. C’était aussi une échappatoire, échapper un instant à ce destin pour n’être plus qu’une créature indomptée dont la férocité apaisait un peu les douleurs qu’un sorcier comme lui n’était pas sensé affronter. Et alors qu’il avait perdu à tout jamais l’élue de son cœur, son âme elle trouvait pour la première fois le compagnon spirituel qui l’accompagnerait jusqu’à son chemin vers Valhalla.