Il faisait sombre. La nuit avait déposé sa chape de plomb sur la ville depuis plusieurs heures et il demeurait là, dans l’obscurité, à observer le bateau immobilisé au port. Quelques jours auparavant, il avait prononcé le nom de cette ville en proposition d’une nouvelle escale, son cousin avait acquiescé, devinant peut-être le besoin impérieux qu’il ressentait, celui de poser les deux pieds sur la terre ferme. S’il avait appris à apprécier la vie sur le drakkar de son cousin, il lui arrivait souvent d’éprouver un certain manque, plus encore depuis que son cœur demeurait en un seul et même port. Lorsque cela lui prenait, il passait quelques minutes penché sur l’une de ses cartes, recherchant une ville qu’il n’avait pas encore foulée, une énième ville qui lui ouvrirait ses secrets. Et, alors, l’équipage débarquait et la première destination était le pub, là même où il les avait laissés ce soir-là, quelques minutes plus tôt. « Tes corbeaux te manquent-ils tant, Leif ? » lui avait alors asséné cette chère Damara Raudi tandis qu’il s’était levé pour quitter la table. Il s’était accoutumé à ses remarques ; ils étaient différents. Comme beaucoup, la jeune femme ne saisissait pas toutes les nuances de sa personnalité, semblait condamner son penchant pour la poésie. Mais, pour toute réponse, comme à l’ordinaire, il n’avait pas bronché, s’était contenté d’un haussement d’épaules furtif avant de prendre la sortie du pub.

Il s’était enfoncé dans des ruelles désertes, s’abandonnant à ses souvenirs, se remémorant celles, plus familières à présent, de Skuli, là où il avait abandonné une partie de lui, qu’il l’avait laissé au creux de deux mains frêles et féminines. Et, tout en marchant, il avait levé les yeux vers le ciel en s’interrogeant sur les activités d’Hedvig, en se demandant si, en cet instant précis, elle avait embrassé la même lune de ses yeux clairs. Il avait rencontré la jeune femme à la Rose de Fer, la taverne du village et, dès lors, il avait été bien incapable de l’oublier. D’elle se dégageait une aura apaisante ; lorsqu’elle se trouvait à ses côtés, elle le baignait d’une douce lumière qui apaisait la brûlure de sa solitude. Il lui avait rapidement donné le surnom de la neige, elle était Snjár, et il lui avait rapidement donné tellement plus. Elle avait profondément déstabilisé cet amoureux de l’indépendance, du silence et, pendant tout ce temps partagé, il s’était mis à imaginer une vie moins solitaire. Certes, s’était promptement dressée la barrière du sang : dans les veines de sa Snjár coulait le mariage d’un sang pur et d’un sang impur, contrairement au sien qui était immaculé. « Cela n’a pas la moindre importance à mes yeux. » lui avait-il alors susurré à l’oreille, afin de la rassurer sur la profondeur de ses sentiments. Cependant, tous ses proches n’étaient pas de cet avis et il imaginait d’avance la réaction de son père quand celui-ci apprendrait qu’il tombait profondément amoureux d’une jeune femme au sang mêlé.

La mélancolie avait guidé ses pas jusqu’au port et, depuis, il demeurait là, dans l’obscurité, à observer le bateau immobilisé au port. Ses pensées se remirent en mouvement, les rouages de son esprit tambourinant contre les parois de son crâne. Il se souvint soudainement du moment où Mats lui avait proposé de l’accompagner sur la Colère de Tyr. Il n’était alors qu’un étudiant à Dürmstrang, un homme sans expérience aucune. Il n’avait aucune idée des raisons qui avaient poussé son cousin à lui proposer cette place de choix sur son drakkar – il était, après tout, le second du capitaine – mais il lui en serait éternellement reconnaissant. Pendant longtemps, il avait rêvé de l’école de magie. Pour lui, elle avait toujours représenté l’évasion, la liberté. Son indépendance. Petit, alors que son père le traitait comme un bon à rien, comme un garçon sans avenir, lorsqu’il déchirait les pages griffonnées de rimes, il se mettait à imaginer les murs de pierre, les cours passionnants. Et puis, quelques années plus tard, la chute avait été rude. Les murs s’étaient refermés sur lui, Dürmstrang n’avait pas été libérateur. Au contraire, l’école était devenue sa prison.

La liberté, c’était désormais qu’il l’embrassait pleinement. A bord de la Colère de Tyr, le vent s’engouffrant dans chacun des pans de ses vêtements, ses pieds foulant l’inconnu d’une nouvelle ville, d’un nouveau village. Il oubliait les mauvais traitements de son père, les rumeurs à son sujet, le mystère qui entourait la mort de sa mère. Il évoluait dans un environnement totalement inconnu, mais qui l’avait éveillé. Et il évoluait, surtout, au côté de la seule famille qui lui restait encore. Mats, son cousin, celui qui avait cru en lui et qui lui avait donné une chance. Celui à qui il devait ce qu’il avait toujours recherché : une vie de liberté.

Une vie rimant avec les échos de son âme.